Une enquête passionnante dans l’Europe de « l’ère des attentats ».

On a souvent la mémoire courte, et l’image des deux avions s’écrasant le 11 septembre 2001 sur les deux tours du World Trade Center effacent, oblitèrent le passé par leur puissance. A l’heure d’Al Qaida et des procès en sorcellerie contre Julien Coupat, on oublie que le terrorisme n’a pas attendu « l’axe du mal » pour exister, et que cette forme de violence politique est riche d’au moins un siècle et demi d’histoire.

John Merriman nous livre l’acte II de cette longue pièce de théâtre. Si le lever de rideau du terrorisme contemporain s’est d’abord fait en Russie, autour du groupe Narodnaya Volya (« La Volonté du Peuple ») qui après de multiples tentatives parvient à assassiner le tsar Alexandre II en 1881, le récit que nous donne l’historien de Yale concerne, quant à lui, « l’ère des attentats » qui frappent la France entre 1892 et 1894 et toute l’Europe fin de siècle.

Or cette période de bouillonnement est riche de nouveautés, dont l’une, fondamentale, donne à l’auteur son titre : « l’invention du terrorisme à Paris »   . Pourquoi une « invention » ? Parce que le 12 février 1894, Émile Henry, acteur principal de l’ouvrage, pose une bombe au Café Terminus à Paris et tue des innocents. Narodnaya Volya, Vera Zassoulitch, et même Netchaïev avec son Catéchisme révolutionnaire, n’avaient jamais visé que l’État et ses représentants, la tyrannie du Tsar. Ce qu’invente le petit-bourgeois Henry, contrairement aux autres anarchistes de l’époque, c’est l’attentat aveugle.
   
Dans la dèche à Paris et à Londres

Le livre a deux ambitions : celui d’écrire une « histoire de l’Europe à la fin du XIXe siècle » et « avant tout, (…) l’histoire d’un terrorisme d’un genre nouveau. »   . La première est une réussite totale : le disciple de l’histoire sociale anglo-saxonne et de Charles Tilly nous livre des fresques intelligentes, précises, colorées de Paris et Londres, et surtout une description des milieux anarchistes et socialistes qui permet de comprendre les logiques de radicalisation de l’action politique. On y découvre les hauts lieux de l’anarchisme parisien (Ménilmontant, Belleville, Montmartre…), l’ambiance des cafés et des bistrots, les chansons, l’argot : habitué de l’histoire urbaine du XIXe siècle – auteur d’un ouvrage sur le Limoges populaire –, Merriman, grâce à un style léger, nous fait revivre le Paris gouailleur et populaire de la IIIe République. Quand Émile Henry s’exile à Londres, après son premier attentat contre un commissariat, l’auteur dépeint le milieu de l’émigration anarchiste britannique dans toutes ses nuances.

Le deuxième projet, écrire l’histoire d’un terrorisme d’un genre nouveau, touche à moitié la cible. Merriman dissèque, avec une très grande habileté et un recours permanent aux sources judiciaires, la trajectoire d’Émile Henry, dans ce qui s’apparente à une biographie tragique. Sans jamais oublier le milieu politique dans lequel baigne Émile Henry, l’auteur retrace son parcours personnel : l’exil de son père après la Commune, à laquelle il a activement participé, la mort de ce dernier après une intoxication chimique au travail, l’arrivée à Paris, de brillantes études qui ouvrent à Émile les portes de Polytechnique, les premiers métiers, la conversion à l’anarchisme et, très rapidement, les premiers attentats. Henry, promis à 17 ans à un brillant avenir, meurt décapité à l’âge de 21 ans. Sur cet aspect du livre, Merriman, qui veut « pénétrer dans l’esprit d’un terroriste »   , connaît un vrai succès, sans jamais tomber dans une psychologie de bazar systématiquement utilisée pour « expliquer » le terrorisme, c’est-à-dire rejeter des actes avant tout politiques dans la sphère de la déviance. Mais nous explique-t-il pourquoi ce terrorisme est d’un « genre nouveau » ? Comment comprendre le basculement, en quelques années, d’un terrorisme qui vise l’État à un terrorisme qui vise une classe sociale dans son ensemble ? « La bourgeoisie tout entière vit de l’exploitation des malheureux, elle doit tout entière expier ses crimes »   . Pour Henry, il n’y a pas de bourgeois innocent. Ce type de raisonnements ouvre la voie à un terrorisme effectivement nouveau : celui qui ne vise plus les tenants du pouvoir, politique ou économique, mais bien la population dans son ensemble.

Alors que Merriman montre bien, ce qui est la troisième qualité importante de son ouvrage, la compléxité de la doctrine anarchiste, il n’arrive pas à pleinement expliquer le passage, pour un acteur comme pour un milieu, d’un terrorisme ciblé à un terrorisme aveugle. Le premier attentat d’Henry visait les Mines de Carmaux, symbole du système des exploiteurs d’ouvriers ; pourquoi le second tape-t-il à l’aveugle dans un café-concert ? Merriman peine à sortir d’une analyse de surface, qui explique la manière dont Henry est «devenu un fanatique »   par un paradigme simple : « Un profond sentiment d’injustice tenaille ce jeune homme extrêmement sensible »   , « Chaque jour, il est confronté aux ravages de la pauvreté et de la misère »   .

Comprendre les motivations du passage à l’acte

D’autres critiques reprennent cette idée telle qu’elle : Jean Birnbaum montre qu’Henry ne « peut pardonner (à ses contemporains) leur lâcheté quotidienne, toutes ces petites démissions » tandis que Dominique Kalifa parle d’un Henry « scandalisé par le luxe des beaux quartiers », ce qui pousserait le révolté à devenir « sans le moindre état d’âme (…) adepte de la ‘propagande par le fait’ et de la dynamite ».

Cette idée commune à toute l’histoire du terrorisme, qui consiste à voir comme origine première du passage à l’acte, une révolte contre des injustices flagrantes, n’est qu’un écran de fumée : combien de personne se lèvent chaque matin une rage et une révolte tenace au ventre, et choisissent cependant d’autres modes d’expression politique ? Merriman le montre bien dans sa conclusion, l’émergence du syndicalisme révolutionnaire vide rapidement le réservoir des militants de l’anarchisme ou de la « propagande par le fait ». Ce type d’analyse a conduit à utiliser la théorie de la « fermeture de la structure des opportunités politiques »   : quand le paysage politique est bouché, il y a une radicalisation vers les mouvements violents, pourrait-on caricaturer rapidement. Or, comme le rappelle Isabelle Sommier, la mobilisation modère, tandis que la démobilisation radicalise. Le recours à la violence est toujours un choix individuel, plus ou moins autorisé par des structures collectives. Si on suit Michel Wieviorka, dans son analyse des conflits, la violence émerge toujours quand il n’y a pas de conflit social structurant : la « propagande par le fait » symbolise cette absence ; la Commune a été réprimée vingt ans auparavant, signant la fin des grandes émotions révolutionnaires parisiennes et ce n’est qu’au tournant du siècle que le syndicalisme devient une force structurante. Dans l’entre-deux, les logiques de radicalisation sont nombreuses. Il ne faut cependant pas complètement noyer l’individu dans le collectif, car ce qu’on a peut-être de manière abusive appelé « l’ère des attentats », concerne en fait une poignée d’individus dont les motifs étaient souvent ceux de la vengeance : Ravachol veut venger des anarchistes maltraîtés par la police de Clichy ; Henry veut venger Ravachol et Auguste Vaillant ; Santo Caserio vengera Henry en assassinant Sadi Carnot le 24 juin 1894. Comment expliquer, alors, le passage à l’acte de Henry et son caractère inédit ?

Trois éléments mis à jour par Merriman sont insuffisamment soulignés. D’abord, l’importance du milieu. A force de vouloir faire d’Émile Henry un « bourgeois », alors que son père, qui travaille à la mine, meurt d’une intoxication au mercure, on ne pose pas la question du milieu familial : son père avait occupé une place importante dans la Commune, et on sait combien la répression sanglante de ce mouvement a marqué les trajectoires individuelles et la mémoire collective du Paris ouvrier ; le frère ainé d’Émile, Fortuné, est lui aussi anarchiste. Il faut abandonner la question de la classe sociale – oui, Émile Henry a fait des études et aurait pu entrer à Polytechnique – pour lui substituer la catégorie de « milieu socio-politique », beaucoup plus structurante dans le cas des anarchistes. Le deuxième élément mis à jour par Merriman, c’est l’abaissement progressif des seuils de violence. Cet abaissement de l’horizon des possibles est aussi bien le fait des intellectuels anarchistes, que de la presse, qui appelle souvent à l’explosion et au meurtre. L’attentat, impensable quelques décennies auparavant, devient possible, si ce n’est permis. Tous les analystes du terrorisme le soulignent, une société est plus ou moins tolérante par rapport à un discours sur la violence politique. Plus les seuils s’abaissent, plus l’acteur, bien que cela ne préjuge pas de sa décision finale, peut trouver des justifications à son passage à l’acte, porter par un discours de société. Dernier aspect, peut-être le plus important : la clandestinité. Après le premier attentat contre les Mines de Carmaux, Henry s’exile à Londres, sous un faux nom. Il y vit clandestinement dans le milieu des immigrés anarchistes. Or, et des auteurs l’ont déjà montré pour la RAF ou les Brigades Rouges, la clandestinité porte une logique de radicalisation en soi : le terroriste, coupé du « groupe de référence » pour lequel il se bat, adopte la violence comme mode de vie ; elle devient une fin en soi.

Les idées avant l’homme

La dernière idée, peut-être la plus importante, n’est pas celle d’un Émile Henry bourgeois – l’était-il vraiment ? – mais celle d’un Émile Henry idéaliste. Merriman le souligne, « Au contraire de Vaillant, qui aimait les gens, (…) Émile Henry n’aimait que les idées »   . Jean Birnbaum retient cette idée : c’est un « militant qui chérit moins les gens que les idées ». On retrouve ici le personnage de l’assassin Hugo, dans Les Mains sales de Sartre, pour qui « ce n’est pas ce qu[e les hommes] sont qui [l]’intéresse, mais ce qu’ils pourront devenir »   . Quelle que soit la révolte initiale, la radicalisation progressive, ou l’origine bourgeoise d’Henry, c’est à partir du moment où une idée – celle de l’Anarchie – vaut plus que la vie d’un groupe d’homme, que le terrorisme aveugle trouve sa justification. Le terrorisme n’est pas un humanisme, c’est un idéalisme.

On pardonnera au livre de Merriman certains raccourcis, des coquilles nombreuses   , et un lien parfois un peu hasardeux entre la théorie anarchiste et la manière dont Henry se la réapproprie, pour saluer la qualité de cette enquête policière haletante, presque romanesque, qui réussit le tour de force de se lire d’une traite, de poser des questions de fond et d’être un livre d’histoire sociale abouti et rigoureux