Rêverie érudite sous les frondaisons.

« Côme monta jusqu’à la fourche d’une grosse branche, où il pouvait s’installer commodément (…).
– Oui mais moi, je ne descendrai pas.
Ainsi parla Côme. Et il tint parole ».

Dans le Baron Perché, d’Italo Calvino   , Côme Laverse de Rondeau, douze ans, monte dans un arbre pour échapper à une énième infamie culinaire de sa sœur. Il ne redescend pas de sa vie, meurt pitoyable, tragique et admirable, accroché à une montgolfière. Ce roman m’ayant  propulsé pour de fugitives années à l’assaut des cimes, au sein des branches, au contact des écorces, avant que quelques occupations plus sérieuses ne me rappellent sur terre, c’est avec impatience que j’attendais de lire l’ouvrage de la spécialiste reconnue de l’histoire des forêts et des arbres, Andrée Corvol, directrice de recherche au CNRS, intitulé L’arbre en Occident.

Ceux qui, le dimanche, préparent et huilent une voiture familiale pour se rendre dans ce qu’on ose encore appeler une forêt – Fontainebleau, Ermenonville, et pourquoi pas même Bois de Boulogne ou de Vincennes – ne trouveront pas dans cet ouvrage la moindre allée bien tracée, le moindre chemin dessiné, une quelconque ingénierie sylvestre pour se guider à travers un ouvrage touffu. Le livre colle à son objet, et les chapitres sont autant de bosquets foisonnants, à travers lesquels le lecteur voyage et se perd dans l’histoire millénaire d’un compagnon ancestral.

370 millions d’années d’histoire

L’ouvrage d’Andrée Corvol est un ouvrage de sciences sociales non identifié (une sorte d’OSSNI, donc), tant son érudition abat les limites les plus reconnues : s’agit-il d’une histoire des sciences ? d’une biologie historique ? d’une anthropologie conjointe de l’objet et du discours scientifique sur l’objet ? Les chapitres se succèdent et ne se ressemblent pas, délimitant des parcelles aux essences très différentes. La première partie, déstabilisante, n’est rien moins qu’une biologie historique, une histoire accélérée de 370 millions d’années d’évolution pour arriver à comprendre la naissance de ce que nous concevons aujourd’hui comme un « arbre », et que l’auteure définit comme « les plantes qui fabriquent de la lignine »   , lointain descendants re-formés de l’arbre ancestral, archaeopteris. Bien téméraire sera le promeneur qui bravera ces premières pages sans y accrocher un vêtement ou érafler un bras, tant chaque mot se présente comme un tissu végétal infranchissable – vascularisation, épigénèse, gymnospermes, dessiccation – malgré un glossaire très complet.

Passée l’épreuve initiatique, ce trajet qui mène d’une clairière bien familière à un sous-bois menaçant, le lecteur apprivoise et adopte un rythme de promenade prudente. La deuxième partie brosse presque 10 000 ans d’histoire religieuse et culturelle, maniant mythes, récits primordiaux et Écritures saintes pour mener l’enquête, répondre à cette question : quelle était la place de l’arbre dans les sociétés occidentales ? Circulant avec une aisance confondante entre les cultures grecques, romaines, égyptiennes, syriennes, celtes, Andrée Corvol amène le lecteur à oublier miettes et petits cailloux, et, tel le Petit Poucet, à perdre le chemin du retour. Partout, l’arbre tient une place fondamentale, dans son unicité comme dans sa diversité, arbre fruitier et nourricier, protecteur, qui donne la vie et symbolise la mort de l’homme à travers sa propre longévité. De Gilgamesh à Hercule, en passant par Remus, Moïse ou Zeus, l’auteure tire la substantifique sève des mythes pour donner à voir la place fondamentale de l’arbre dans toutes ces sociétés : « C’est (…) à l’ombre des arbres que les dieux étaient conçus ou instruits »   , «… l’arbre était célébré comme expression de renouvellement »   .

Les deux dernières parties nous ramènent dans un bois peut-être plus proche, aux arbres moins hauts, celui des histoires chrétiennes, médiévales, modernes et contemporaines, sans abandonner des analyses, avant tout thématiques, des différentes fonctions qu’a occupées l’arbre pour la famille, le village, la femme, l’homme, l’enfant. On découvre avec délice la constitution, au cours des siècles d’une forêt de transgression, où les jeunes garçons peuvent découvrir les limites de leur force, se lancer des défis, et les couples trouver un espace d’émancipation par rapport aux règles contraignantes du village. A la lisière du social, la forêt ouvre un espace fluide et étrange, où la fille-mère consulte la sorcière ou abandonne l’enfant non-désiré, où habitent les fées, Mélusine ou Morgane : « À l’ombre des arbres, le temps était bloqué. À la ville, au village, le temps était compté »   . L’analyse s’intéresse à ces sujets fondamentaux, sans délaisser pourtant aucun thème – une longue analyse de la pomme et du pommier – ou même les dernières figures de l’utilisation forestière, comme le déjeuner en forêt, l’arbre généalogique, et pour conclure de manière entièrement logique, l’enterrement et le cimetière paysager. Le livre se termine, après l’ouverture bourgeonnante, sur une lente agonie, les branches chutant peu à peu, le lichen recouvrant tout.

Perdu dans le bois

Je n’ai jamais renoncé face à un érable un peu lisse, ou devant le tronc d’un marronnier trop large pour mes bras. Mais l’ouvrage d’Andrée Corvol n’est pas un arbre, c’est une forêt primaire, une jungle carbonifère – Urwald en Allemand – et le promeneur des bois organisés de l’ONF   risque fort, sans machette, de s’y perdre. Le guide, voulant nous faire découvrir avec talent les essences variées – saules, bouleaux, hêtres, tilleuls, ifs, aubépines, noyers – perd parfois son visiteur dans les fossés, embourbé dans les ronces, fougères et arbrisseaux, regardant avec envie vers la cime de la futaie.

Cela tient à deux traits. Le premier, c’est l’amplitude culturelle du propos. Il s’agit moins d’une histoire de l’arbre en Occident, qu’une histoire globale des religions et croyances de sociétés complexes, à travers un de leurs objets fondamentaux. L’auteure ne peut pas faire l’économie d’une contextualisation à chaque nouvel exemple, ce qui rend l’érudition toujours plus impressionnante. On retrouve dans ce souffle l’énergie des travaux d’un Mircea Eliade ou d’un Georges Dumézil. Mais passer en une page de Zeus à Moïse en passant par Remus et Romulus donne parfois le tournis   .

Le deuxième aspect tient au style de l’écriture : elle se situe toujours à un niveau de généralité important. Si l’appareil critique est établi discrètement en fin d’ouvrage, il est copieux et présent. Mais souvent, on reste un peu interdit face à des énoncés qui semblent trop généraux : « … le serpent devenait le phallus ; l’arbre, la croix. »   ou encore « Ainsi, les fidèles devenaient les protecteurs d’une nature qui ne renvoyait plus aux fureurs célestes, mais aux fautes terrestres. Cela annonçait l’idée d’une responsabilité environnementale »   . Les Priape deviennent alors des précurseurs de « nos nains de jardin »   . Pas de faux procès, le propos est en grande majorité resserré et très tenu, mais l’érudition de l’ensemble laisse à penser que le discours s’adresse, quelque part entre le lecteur néophyte pris dans les taillis, et le spécialiste évoluant, là-haut, de lianes en lianes, à un public déjà averti, capable de comprendre le propos à une certaine hauteur de branche.
   

Cela ne gâche pas le voyage, et, retourné vers la simple, rassurante et ennuyeuse prairie, on ramène des souvenirs d’automnes lumineux, des évocations d’Ygdrasil, de l’Île des pommes du roi Arthur, des frères Grimm ou de Robinson Crusoe. De quoi donner l’envie d’aller construire une cabane dans les arbres… Andrée Corvol construit ici un véritable lieu de mémoire de l’Occident.