Fabrice d'Almeida interroge le passage du XXe au XXIe siècle, en réfutant l'idée d'une 'rupture' absolue. Un bref essai qui nous laisse un peu sur notre faim.

Après son désormais fameux La vie mondaine sous le nazisme, Fabrice d’Almeida, professeur à l’université de Paris II Panthéon-Assas et directeur de l’Institut d’histoire du temps présent (I.H.T.P.), nous soumet cette fois un petit opus, toujours chez Perrin, qui interroge la transition entre le XXe et le XXIe siècle. L’ouvrage n’est donc pas à proprement parler une étude, mais plutôt une réflexion issue de plusieurs conférences, articulée autour de quelques questions : "Est-on sorti de l’histoire du XXe siècle ? Quand a commencé le XXIe siècle ? Quels sont les grands traits de l’histoire du XXIe siècle qui s’annonce et comment écrire son histoire ? Et pourquoi ? Quelles conséquences peut-on percevoir de l’évolution des savoirs et de l’information ?"  


D’un mur à l’autre…

L’auteur s’emploie tout d’abord à montrer à la fois que les perceptions des dates charnières varient selon les continents, mais aussi combien la date retenue est révélatrice d’une vision du monde plus générale. Retenir 1989 n’a pas le même sens que retenir 1990 ou 1991, et encore moins que 2001… Ainsi, voir dans le 11 septembre la rupture "place (…) d’emblée la réflexion dans le domaine des relations internationales et de la politique. Mais il va plus loin. Il valide deux idées implicites : la lutte contre le terrorisme serait le conflit central du nouvel âge ; il existerait un affrontement entre les civilisations."   Et singulièrement, "le débat sur le Mur de Berlin se déplace désormais sur le mur entre Israéliens et Palestiniens"… A l’opposé sur le plan politique, préférer comme date pivot le premier Forum social mondial (tenu à Porto Alegre en janvier 2001 et censé marquer le retour des peuples sur la scène internationale) est, note l’auteur, tout aussi vain, les deux discours faisant fi de la complexité de l’histoire humaine.


Contre le "fétichisme de la rupture"

En historien, Fabrice d’Almeida prévient très vite que son livre "rejette le fantasme d’une rupture absolue dans l’histoire du monde ouverte par une seule date, un seul acte, fût-il extraordinaire."   En effet, si les faits d’actualité ont un fort impact dans les mémoires, leur poids reste somme toute minime au regard des évolutions générales. Et l’auteur de déplorer le "discours hystérique sur la rupture" favorisé par le monde médiatique   . Car, en réalité, le "glissement entre deux époques n’est pas révolutionnaire, mais relève de changements installés dans la durée." Et, de fait, la chronologie des grandes caractéristiques du XXIe siècle commence, selon l’historien, dès… 1969 (le premier homme marche sur la Lune). S’ensuit une évocation des tendances lourdes à l’œuvre depuis les années 1970, qu’elles concernent l’économie, la justice, le terrorisme, le métier de journalisme, l’informatique, etc. Au total, la rupture a plus à voir avec l’arsenal mercantile qu’avec la lecture objective de l’évolution   .


Quelle histoire (et quels historiens) pour le XXIe siècle ?

Ce livre est aussi une invitation aux historiens à assumer leur fonction sociale, notamment celle de répondre – en partie du moins – à la quête de sens des individus. D’autant que la discipline est confrontée à de nouveaux défis. En effet, les citoyens s’occupent de plus en plus du passé et du présent, ce qui modifiera l'équilibre entre histoire transmise et acquise au profit de la tentation mémorielle. "Deux histoires se concurrenceront, celle qui contribue à la verbalisation du monde et celle qui rassure sur le dessin d’un individu, d’une famille ou d’une communauté."   La discipline historique est donc désormais, analyse Fabrice d'Almeida, "contrainte d’assumer le sens de l’histoire, comme naguère le faisaient les religieux et les hommes politiques. Être historien se transforme ainsi chaque jour en fonction légitimante".   On repèrera ici, et à d’autres reprises, une allusion à la réaction de l’immense majorité des historiens contre les "lois mémorielles". Par ailleurs, quelle(s) position(s) adopteront les historiens face à l’histoire du vivant, qui nécessite une double expertise (à la fois historienne et scientifique) ? Sans parler de l’émotion, qui reste le grand défi que les historiens tentent de relever depuis la structuration de la discipline à la fin du XIXe siècle. Enfin, comment ne pas se joindre à l’auteur quand celui-ci regrette que le "retrait des historiens conduit le débat à s’enfermer dans des questions d’interprétation qui trop rapidement glissent dans la polémique" ?  


Au terme du livre, et après avoir lu sous la plume de Fabrice d’Almeida que "[t]rop d’auteurs usent de la notion de siècle comme si elle allait de soi, sans justifier ses limites, son sens"   , on ne peut que déplorer que celui-ci ne fasse qu’effleurer la question suivante sans jamais la poser directement : "qu’est-ce, au juste, qu’un siècle ?". Ses réponses auraient permis de donner un peu plus de corps à une réflexion cependant non dénuée d’intérêt.