Le reportage à vélo d'un journaliste français en plein coeur d'un Proche-Orient plus divisé que jamais

Faire du journalisme à vélo, voilà une idée originale. Celle-ci avait été déjà expérimentée en France par l’auteur de l’ouvrage, Raphaël Krafft. En effet, à l’occasion de l’élection présidentielle française en 2007, ce journaliste indépendant avait entrepris un circuit à vélo du pays, interrogeant ici et là les Français rencontrés au hasard pour la radio, mais également pour la compilation de son premier ouvrage, Un petit tour chez les Français   . L’expérience fut déroutante : des électeurs divisés, fâchés ou séduits par la politique, des choix de vote hésitant entre les extrêmes, une adhésion générale pour les idées conservatrices et un traumatisme persistant à travers les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale…

Réalisant des reportages et des documentaires pour les radios publiques francophones, Raphaël Krafft a aussi travaillé pour des radios anglo-saxonnes, voyageant dans les Balkans en Afrique et dans les Amériques. C’est donc un an après son tour de France qu’il a réitéré l’expérience du tour à vélo mais au Proche-Orient, cela dans le cadre de son émission "Roue libre" sur France Inter, diffusée durant l’été 2008.

Le récit de son carnet de voyage débute dans un café parisien, à l’occasion d’un entretien avec un jeune homme palestinien qu’il avait rencontré lors d’un précédent voyage   . L’auteur ne le cache pas : ayant déjà parcouru la Terre Sainte en 2001 et 2002, Raphaël Krafft connaît déjà ces populations qu’il va retrouver ; ayant même vécu un temps là-bas avec une Palestinienne   , son attache affective se retrouve confrontée à la réalité des divisions politico-religieuses du Proche-Orient, réalité qui peut mettre au défi l’objectivité qu’incombe son métier de journaliste.


Des sociétés fermées

C’est la première impression générale qui se dégage de l’ouvrage. De l’Egypte à la Syrie, en passant par le royaume de Jordanie, le journaliste à vélo traverses des sociétés fermées, reflet des régimes autoritaires des Etats arabes de la région. À travers les rencontres dûes au hasard ou aux recommandations, le lecteur découvre l’enfermement des habitants de la rue arabe, contraints de parler de tout sauf de politique ou presque. Les langues se délient parfois, mais le journaliste sait comment ses interlocuteurs le perçoivent, lui le Français, l’Occidental : il est tantôt perçu comme un porte-parole des revendications du citoyen arabe aspirant à plus de liberté, cela auprès des gouvernements occidentaux ; tantôt l’ami étranger qui pourrait aider certains à gagner un visa pour partir vers pays où ils pourraient gagner décemment leur vie.

Même au sein de la seule démocratie de la région, Israël, le journaliste relève les contradictions d’une société qui regarde vers l’avenir, mais qui ne regarde plus son voisin palestinien. Les problèmes que soulève la présence du mur de séparation entre l’Etat hébreu et la Cisjordanie ne semblent pas inquiéter le citoyen israélien. Que ce soit la famille franco-israélienne faisant sa "Alya"   ou l’adolescent faisant du vélo auprès même du mur   , le constat est le même : autant le mur les protège des "terroristes", autant ils n’ont jamais approché un seul Palestinien vivant de l’autre côté du mur de séparation. Au-delà d’une longue structure en béton, un autre mur s’est créé naturellement dans l’esprit des habitants de ce pays.

Cela vaut également pour les Palestiniens que le journaliste a plus souvent rencontrés en Egypte et en Jordanie que dans les Territoires palestiniens. Là encore, chaque interlocuteur se démontre ouvert, accueillant le Français comme l’ambassadeur de Jacques Chirac, dont l’image positive dans la région reste celle de l’ami de la Palestine et des Arabes, plus généralement.   . Pour autant, Raphaël Krafft n’est pas dupe face à la première réaction qu’a le Palestinien dès lors qu’il exprime son point de vue devant un journaliste ; en effet, celui-ci, en général, évoque la "Nakba"   et l’occupation israélienne. Le Palestinien préfère ainsi regarder le passé avec nostalgie plutôt que de dire franchement ce qu’il pense de la situation actuelle de sa vie et  de son peuple.


Des esprits désabusés

Tout au long du périple, le journaliste a approché des personnalités, des individualités aussi déroutantes qu’attachantes. Que ce soit en Egypte, dans les Territoires palestiniens, en Jordanie et en Syrie, la plupart des jeunes hommes rencontrés veulent tous quitter leur pays et vivre à l’étranger comme Mohamed et Sameh   . La jeunesse arabe est d’ailleurs la première victime de la situation régionale : libertés surveillées ou interdites, chômage de masse et manque d’argent, désespérance sociale et, au final, l’envie de tout quitter. Même au Liban, le témoignage de Jacques   semble refléter l’état général d’une jeunesse soumise à une rude précarité et à une fatalité affectant l’ensemble même des habitants de la région.

Deux rencontres intéressantes sont aussi à souligner. D’une part, Raphaël Krafft a pu rencontrer même brièvement Amram Mitzna, candidat malheureux du parti travailliste aux élections législatives israéliennes de 2003 et ancien de maire d’Haïfa. Ce dernier lui fait part de ses priorités pour la société israélienne : les inégalités sociales seraient plus menaçantes que les accrochages avec le Hezbollah ou les tensions avec l’Iran et la Syrie.   . D’autre part, le journaliste a espéré pouvoir tirer des éléments intéressants d’un entretien avec un des cadres des Frères Musulmans en Jordanie. Mais face à ce dernier, alors qu’il avait cru pouvoir s’entretenir avec un esprit ouvert, il s’est heurté à un discours convenu et fermé, niant l’existence d’Israël et assénant des reproches à l’Occident à travers le journaliste qui lui fait face.   .

Le journaliste a également rencontré des femmes et des immigrés africains dont les problèmes n’ont guère intéressé jusqu’à maintenant les médias occidentaux. Les premières sont souvent des jeunes femmes qui ont du mal à accepter le carcan des traditions de leur société et de leur culture : port du voile, autorisation de sortir, possibilité d’étudier, vie sentimentale, etc. Les témoignages sont particulièrement touchants tels ceux de Doha la Palestinienne   ou de Nada la Syrienne   . Quant aux réfugiés originaires d’Afrique, qu’ils vivent dans les Territoires palestiniens ou en Israël, leur présence dans cette région s’explique par cette évidente contradiction : les conflits, la misère et l’absence de droits en Afrique demeurent bien plus récurrents et violents que ce que connaissent les habitants du Proche-Orient, région qui demeure encore le refuge le plus proche des hommes qui fuient ce continent à la dérive.
Un petit tour au Proche-Orient est un petit ouvrage utile, qui permet en quelque sorte d’avoir un balayage sociologique des habitants de cette région qui ne cesse d’alimenter l’actualité mondiale. On pourra regretter, cependant, la brièveté des rencontres, mais aussi l’obligation du journaliste de se trouver des interlocuteurs francophones ou anglophones, ce qui parfois peut l’éloigner des couches populaires les plus pauvres et les moins éduquées qui ne parlent que l’arabe ou l’hébreu. Néanmoins, la simplicité des témoignages rapportés, la qualité des photographies, comme le sourire doux d’Abou Taleb et de sa fille   ou la beauté d’Eliana   , l’impression de parcourir une région du monde en se moquant des frontières territoriales, contribuent à l’originalité de ce carnet de route ou plutôt, de ce carnet de vie.