Entre ego-histoire et réflexion historiographique, un plaidoyer de Joan Scott pour une histoire « critique ». Une bouffée d’air. 

Mondialement réputée, Joan W. Scott est, depuis une trentaine d’années, l’une des figures incontournables de la gender history, tout en s’étant toujours tenue à distance du militantisme formel et du dogmatisme intellectuel. Après un premier travail sur le mouvement ouvrier français   , elle se tourne vers la question des identités « genrées », et plus particulièrement vers l’histoire du féminisme français dont elle restitue toute la complexité dans un ouvrage pour ainsi dire définitif   . Ayant enseigné en France et aux Etats-Unis, Joan W. Scott fait partie du cercle très fermé de celles et ceux qui peuvent, sans fards, revenir sur leur parcours intellectuel, sur leurs cheminements de pensée, sans que l’essai ne paraisse narcissique ou prématuré.


Dans ce petit livre d’une clarté irréprochable, elle ne nie pas avoir été fortement influencée, comme l’immense majorité des historiens de sa génération, par le marxisme (celui d'historiens comme E. P. Thompson ou E. J. Hobsbawm notamment) et le structuralisme, mais dit surtout avoir, tout au long de ces décennies d’engagement théorique et pédagogique, nourri une conception « critique », voire sceptique, de l’histoire. Déçue par les actuels renoncements positivistes et réactionnaires propres à la dite discipline, elle ne cache pas son immense admiration pour Foucault, dont elle fait, dans ce livre, son point d’appui théorique principal et, plus largement, pour tous ceux qui ont tenté de sortir des grands « paradigmes » figés des années 1960-1970. Cette position « post-structuraliste », dont les conservateurs s’inquiètent, Joan W. Scott l’assume pleinement : « L’argument que j’avance, pour dire les choses brièvement, est que non seulement l’Histoire post-structuraliste est possible, mais qu’elle est une nécessité »   .


Qu’est-ce qu’être post-structuraliste ? Il s’agit avant tout d’un rapport critique au langage : celui des « autres », des individus dont l’historien fait sa chair, mais le sien aussi, celui des présupposés, rarement interrogés, celui des valeurs, tant et si bien intériorisé qu’il en devient négligé. Dans le sillage de Foucault, Scott propose donc de « dé-naturaliser » toutes les catégories qui semblent aller de soi, celles, notamment, qui sont devenues les supports d’identités collectives : « Noirs », « Blancs », « femmes », « homosexuels », « classes » etc. Prises comme des essences,  comme des mots correspondant aux choses, ces catégories pétrifient la discipline historique dans un rapport non questionné à la vérité. L’actuel retour de flammes postiviste est précisément fondé sur cette croyance ferme dans le pouvoir que l’historien aurait de ressusciter les événements dans leur vérité, ou dans l’existence de faits que l’historien n’aurait qu’à exhumer des documents sur lesquels il fonde son discours. Scott emprunte résolumment le chemin inverse, et remonte ainsi des catégories de l’historien à leur genèse, déconstruisant au passage toutes les mythologies de la modernité. Les noms ne reflètent donc pas les choses, mais sont bel et bien en constante interaction avec elles. Ce travail anti-essentialiste sur le langage, que Scott s’était employée à mener sur les questions de « conscience de classe » comme d’« identité féministe », elle le qualifie d’« histoire critique ».
Comme le souligne l’auteure, « la décision d’historiciser certaines catégories plutôt que d’autres est inévitablement politique »   . Marquée par les gender studies consacrées à la construction des identités sexuées, mais aussi par les subaltern studies centrées sur les rapports de pouvoir coloniaux et post-coloniaux   , Scott n’hésite pourtant pas à égratigner tout un pan de l’historiographie féministe, estimant que celle-ci a pu, un temps, reconduire dans leur évidence certaines catégories, sans finalement que les rapports de force existants en sortent transformés. Se réclamant partiellement de la Théorie critique de l’Ecole de Francfort, Scott juge que la déconstruction, par l’historien, des catégories, des mythologies, ou des « fantasmes » des acteurs de l’histoire, devrait justement permettre de modifier le présent. L’historien devrait pouvoir rendre compte des « processus discursifs par lesquels les identités sont attribuées, refusées ou acceptées », et « considérer l’émergence des concepts et des identités comme des événements historiques qui nécessitent d’être expliqués »   . Par exemple, « l’identité des femmes est moins une réalité de l’Histoire en soi, que le résultat [...] de l’effort d’une personne, ou d’un groupe de personnes, pour identifier, et donc mobiliser, une collectivité »   . En historicisant la catégorie « femmes », on se rend ainsi compte à quel point celle-ci dépend des stratégies, mises en ouvre à différentes époques et en différents lieux, des féministes.


Scott invite donc à se prémunir contre les reconstructions identitaires vouées à la lutte militante, puisqu’elles ne donnent en rien un accès privilégié à la vérité des choses. Elle se méfie, par conséquent, du culte actuel voué à « l’expérience » des acteurs. Inspirée par Michel de Certeau   , autant que par les tenants, très controversés en France, du linguistic turn, l’auteure récuse le statut d’exception accordé à l’expérience : « Quand l’expérience est considérée comme l’origine du savoir, la vision de l’individu sujet (la personne qui a vécu l’expérience ou l’historien qui rapporte celle-ci) devient le soubassement de la preuve sur lequel est ensuite érigée l’explication »   . Selon elle, il faut donc cesser de prendre pour argent comptant ce que les individus disent et retranscrivent de leurs expériences. La description ou le « compte-rendu » de ces expériences ne sauraient se substituer, selon elle, au raisonnement explicatif de l’historien.

 

L’historienne américaine n’évoque guère la querelle qui agite encore les historiens de la Première Guerre mondiale autour du statut du témoignage en histoire. L’analogie pourrait pourtant être suggérée. Quelle est la distance convenable que l’historien doit tenir vis-à-vis des sources marquées du sceau de l’individualité, voire de la subjectivité ? Les convictions épistémologiques de Scott flatteront celles et ceux qui en ont assez de la « dictature » et du témoignage et des émotions, mais aussi ceux qui ne croient pas que la description et la relation du discours des acteurs suffisent à produire un savoir historique. L’histoire consiste plutôt à expliquer ce que les gens, juchés sur la scène de leurs seules expériences, ne peuvent comprendre de manière globale ni même s’expliquer totalement.
Curieusement, Scott fait fi du débat, déjà très ancien en anthropologie, et tout à fait brûlant dans les sciences sociales dites « pragmatistes », autour du statut de la parole de l’acteur et des catégories dites « indigènes » articulées aux catégories « savantes »   . Sans doute parce que Scott n’a pas affaire aux vivants, elle reconduit tacitement la fameuse « rupture épistémologique » bachelardienne, celle qui sépare le « sens savant » du « sens commun », celle qui croit que le chercheur en sciences sociales a pour mission de critiquer, voire de démystifier, catégories, stratégies, et croyances des acteurs. L’auteure réserve donc à l’historien un monopole critique et lui attribue une capacité à « dé-naturaliser » ce que les individus, les sujets, vivent comme des évidences. Le livre relève en cela d’un paradoxe : dans une optique résolumment post-structuraliste, Scott revient à quelques vieilles lunes épistémologiques, du moins celles de sa génération, et semble moins sensible aux petites révolutions intellectuelles qu’ont opéré l’herméneutique puis, dans son sillage, l’ethnométhodologie ou le pragmatisme contemporain.


Mais en ces temps de retour en force inquiétant de l’idée de vérité absolue et des fanatismes qui l’accompagnent généralement, ce petit essai n’en est que plus rafraîchissant. Il est bon d’entendre une voix sceptique s’élever, réintroduire du doute, et assigner à l’histoire non pas une quelconque faculté à dire le vrai sur le passé, mais bien une fonction critique éminemment politique. Scott définit la critique comme le pouvoir de résister aux opinions toutes faites, aux institutions en place ; elle la considère comme « un instrument », un « levier » qui permet de « faire remonter au jour les prémisses fondationnelles sur lesquelles reposent nos certitudes sociales et politiques »   , de « nous interroger sur les fondements de [nos] valeurs », de « mettre au jour les prémisses sur lesquelles reposent les catégories qui organisent nos identités », « d’éclairer les points aveugles qui permettent aux systèmes sociaux de rester intacts et rendent si difficile la perception de ce qu’il faut faire pour qu’ils changent »   . Tout un programme.