Histoire d’une revue destinée à « la Femme » de la Belle Epoque.

La Belle Epoque apparaît comme une période paradoxale au regard de l’histoire du genre et des femmes. Le féminin y émerge d’abord d’un XIXème siècle qui l’a corseté dans l’idéal bourgeois : de la jeune oie blanche élevée en pensionnat à la mère dévouée puis à la femme mûre et charitable, les mêmes qualités de réserve, de timidité et de charité étaient attendues du sexe qu’on disait alors faible. Les femmes se voyaient cantonnées dans ce modèle à la sphère du privé, au monde du sensible… On a assez écrit que ce long XIXème siècle marquait un hiver du féminin pour que cette idée fasse figure aujourd’hui de lieu commun. Or, c’est aussi à la Belle Epoque que l’enseignement secondaire pour jeunes filles produisit ses premières têtes bien faites et bien pleines, que les Françaises usèrent de la loi Naquet qui rétablit le divorce en 1884 en cas de faute, que le répertoire des professions féminines s’allongea de quelques pages… Que retenir de ces histoires qui semblent cheminer parallèlement, celles de la stéréotypisation du féminin et de l’émancipation des femmes ? La question – comment vivaient les femmes à la Belle Epoque ? – est bien faite pour corriger la myopie de notre rapport à l’histoire ; nous lisons spontanément le passé comme un tout cohérent, là où il faudrait insister sur la coexistence de formes sociales anciennes et de nouveaux paradigmes dans une période donnée. En consacrant une monographie au bimensuel Femina, sur une période comprise entre 1901 et 1914, Colette Cosnier, qui a surtout enseigné les lettres et est venue à l’histoire par la littérature, confirme l’hypothèse selon laquelle une époque n’est jamais parfaitement présente à elle-même. La publication qu’elle étudie très en détail marie en effet modernisme de principe et conservatisme bien compris : une recherche plus hâtive aurait pu insister sur l’un ou l’autre de ces aspects au détriment de la nuance.

Le premier numéro de Femina parut le 1er février 1901. Ce bimensuel fut lancé par un entrepreneur de presse à succès, Pierre Lafitte, éditeur de la série des Arsène Lupin de Maurice Leblanc et des Rouletabille de Gaston Leroux, qui redevint simple journaliste au Figaro et à Paris-Soir au lendemain de la Première Guerre mondiale. Comme plus tard – et avec une autre ambition – pour L’Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber, le « concept » d’une revue qui s’adressait à la Femme était importé des pays anglo-saxons, où des revues comme The Boudoir remportaient un succès réel depuis plusieurs années. Un an plus tard, Hachette allait du reste imaginer un concurrent à Femina sur le même modèle en créant La Vie heureuse, revue féminine qui décernait chaque année un prix littéraire – il prendrait son nom définitif de prix Femina quand la revue éponyme serait absorbée par Hachette, en 1919. La lectrice de Femina – comme celle de La Vie heureuse – ressemblait peu aux Françaises de la Belle Epoque, puisque les abonnées se recrutaient essentiellement dans les familles fortunées de Paris ou de Province. L’étude de ce bimensuel aurait donc pu autoriser une approche à plusieurs échelles – histoire des élites sociales de la IIIe République triomphante, histoire des femmes et du féminisme, histoire de la presse enfin – mais Colette Cosnier se borne volontairement à « dégager différentes images des femmes » à la Belle Epoque, ce qu’on peut parfois regretter.

Revue mondaine ou revue de mode ?

« Le monde de Femina, c’est le Monde, le grand monde, le monde à la mode   ». Feuilleter la revue, c’est prendre conscience que la presse people d’aujourd’hui est l’héritière des  publications mondaines d’hier. Les têtes couronnées s’y déployaient en pleines colonnes, au milieu des grandes dynasties de la finance ou de l’industrie, mais aussi de « célébrités » féminines comme Gyp ou Anna de Noailles. Le public de Femina était pour sa part constitué de femmes qui avaient des domestiques et n’envisageaient guère le travail que comme une nécessité provisoire, qu’imposeraient un veuvage ou une ruine inattendue. On comprend que cette revue n’ait pas été le lieu où se nouaient revendications féministes et question sociale ! La liste des auteurs – des hommes pour la plupart, qui prenaient à l’occasion des pseudonymes féminins – se caractérisait en revanche par son caractère hétéroclite. Elle juxtaposait des progressistes comme Henri Barbusse, futur auteur du Feu, qui en animait la rubrique littéraire, des écrivains à scandale comme Jean Lorrain – qui ne participa toutefois à Femina qu’en 1905-1906 –, des esthètes peu préoccupés d’émancipation féminine comme Reynaldo Hahn, des auteurs de boulevard comme Robert de Flers et Gaston de Caillavet, des moralistes ou défenseurs discrets de l’ordre bourgeois et de l’ordre des sexes, tel Marcel Prévost, et d’autres plumitifs plus obscurs mais non moins prolixes. La spécificité de Femina tenait pourtant moins à ses textes qu’à ses nombreuses illustrations qui mettaient en image une certaine idée de la féminité, entre Marie Curie, Madame Verdurin et Oriane  de Guermantes.

Femina : un féminisme paradoxal

Le féminisme de la revue pose problème, au point que Colette Cosnier n’hésite pas parler d’incohérence de la ligne éditoriale. C’est par souci d’être « moderne », voire par snobisme que Femina accompagna certaines avancées de la cause féminine. Celles-ci devaient pouvoir s’accomplir dans le respect d’une nature féminine posée comme immuable. Lorsque le bimensuel lança ainsi une grande enquête auprès de ses lectrices sur « les principales qualités féminines » en 1902, la bonté, le dévouement et la douceur s’imposèrent aux premiers rangs, quand l’intelligence ne fut placée qu’en onzième position   . Pour ce public, la nature assignait à la femme sa place dans la société, sans que le champ des possibles se réduise du reste à la non-activité et au foyer conjugal. Des femmes qui assistaient leur mari dans leur activité professionnelle, ou qui pratiquaient l’écriture comme une variété du loisir firent certes l’objet de représentations mélioratives. Mais « condamnées au joli ou au plaisant   » quand elles avaient des prétentions artistiques, les femmes telles que Femina les voyait ne pouvaient d’autre part se mêler de politique active, sous peine d’inconvenance. Le forum leur était interdit, car il y fallait parler fort et séduire, toutes choses défendues à une femme sous peine de passer pour une harpie ou une hétaïre. Alice, fille du président américain Theodore Roosevelt et un temps coqueluche des journaux du monde entier, qui, comme Femina, louèrent sa beauté et son intelligence, devait ensuite être blâmée par le bimensuel français pour s’être trop avancée sur le terrain politique, dans le sillage de son mari Nicholas Longworth, élu de l’Ohio.

Le lien entre masculinité et citoyenneté en France a beaucoup été étudié ces dernières années par les historiens, de même que le rapport des féministes à la question du suffrage universel. La monographie de Colette Cosnier y apporte la saveur d’un quasi-sondage en révélant qu’à l’été 1906, une majorité assez nette (1.482 voix sur 2.574 soit 57,6%) des lectrices qui répondirent à son enquête était favorable au vote des femmes. Ce résultat ne changea rien au regard de Femina sur les suffragettes britanniques, dont les manifestations étaient décrites avec amusement, mais l’accès des femmes au suffrage fut peu à peu présenté comme probable à terme et souhaitable par la revue.

L’Américaine, un modèle ambigu

On s’étonnera que sur ce fond de conservatisme s’inscrivent, dans Femina, des images de femmes au volant d’une voiture ou de pionnières prêtant le serment d’avocat au début du XXème siècle   . Ce paradoxe n’est jamais aussi éclatant que quand Femina se pique d’évoquer les femmes américaines. Ses collaborateurs – il ne faut pas imaginer une rédaction permanente mais plutôt un môle d’auteurs réguliers auxquels s’agrégeaient une foule de ponctuels – éprouvaient, dès avant la Première Guerre mondiale, une forme de fascination pour les Etats-Unis, où s’inventait une certaine modernité quant à la place des femmes dans la société. « L’Américaine » était un personnage récurrent de la revue : il valait comme un modèle attractif et répulsif à la fois. La silhouette musclée des Américaines bouleversa les canons de la beauté – une femme désirable a la peau blanche, la taille fine, les hanches et la poitrine très développées – dans la France de la Belle Epoque, tandis que la mode venue des Etats-Unis banalisait le tailleur. L’exemple américain apporta de fait des réponses pratiques à l’évolution constatée dans le comportement des femmes françaises entre 1901 et 1914. Le snobisme s’accommoda d’autant mieux de ce goût d’Amérique que de vieilles familles de la noblesse française s’alliaient à de très récentes dynasties industrielles d’Outre-Atlantique : Boni de Castellane n’en avait-il pas donné l’exemple en épousant une riche Américaine à la fin des années 1880  Dans le même temps, un nationalisme aux accents raciaux rejetait ponctuellement la bizarrerie et l’exotisme des mœurs américaines, au nom du « bon goût français ». Femina donnait moins à admirer les femmes américaines qu’il ne les représentait en créatures curieuses, excentriques et dont l’exemple ne pouvait être suivi sans dommage par ses lectrices. Il faut lire les pages passionnantes que Colette Cosnier consacre à cette silhouette américaine qui fit le tour des magazines de mode en 1906-1907, celle d’une jeune femme sportive, émancipée, en costume tailleur, que les journaux baptisèrent Fluffy Ruffles, pour mesurer que les Etats-Unis n’attendirent pas les lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour imposer leur esthétique au monde… Or, Femina, dans un sursaut cocardier, répondit à Fluffy Ruffles en lançant un grand concours sur « le type idéal de la jeune fille française ». Baptisée « Françoise », la jeune fille en question formait, par l’attitude réservée et douce qu’elle prenait sur la photographie, un contraste très évident avec une silhouette américaine qui suggérait le caractère décidé d’une fille émancipée

Les Dames de Femina est une monographie : il ne connaîtra pas un destin de best-seller. Mais l’ouvrage, avec ses limites, s’impose d’ores et déjà comme une pièce de valeur dans la marqueterie des études sur le genre. En en tournant les pages, une interrogation s’impose, provocante : « la libération des femmes s’est-elle faite par le snobisme ?   ». Colette Cosnier semble répondre que la mode, cet air du temps fixé dans des codes et des signes, a pu en effet accélérer, voire devancer les mutations de la société