"Les Révolutionnaires de 1989 avaient espéré quelque chose de mieux". Tel est le constat que dresse Václav Havel dans une interview accordée à l'agence de presse américaine Bloomberg, spécialisée dans les informations économiques financières   .

Écrivain, auteur de nombreuses pièces de théâtre, dissident, porte-parole de la Charte 77, pétition qui réclamait l'application des accords d'Helsinki, et président de la Tchécoslovaquie (de 1989 à 1992) puis de la République tchèque (de 1993 à 2003), Václav Havel est retiré de la vie politique tchèque mais demeure une figure reconnue et joue toujours, par ses interventions régulières sur des questions de politiques intérieure et internationale, un rôle de force morale. Dans la même interview, il critique ainsi le président iranien décrit comme "possédé", rappelle l'importance des droits de l'Homme et appelle à ne pas céder face aux efforts de Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev pour accroître l'influence en Europe centrale et orientale de la Russie qu'il qualifie de régime "semi-autoritaire".

Expliquant que Václav Havel préférerait se consacrer à l'écriture de ses pièces plutôt que d'entrer dans l'arène politique mais qu'il est obligé de s'exprimer en raison de "déséquilibres politiques et économiques", Bloomberg livre les déceptions de Václav Havel, déceptions qui "pouvaient à un certain degré avoir été prévues, mais [qui] se sont avérées pires que ce à quoi chacun s'attendait".

Vingt ans après la Révolution de Velours, qui mit fin au régime communiste de manière pacifique, et dont Václav Havel fut une des figures principales au point de la symboliser, Bloomberg rappelle que la situation de la République tchèque est plutôt bonne, notamment sa croissance économique. Cependant, il reste beaucoup à faire pour Havel, qui explique : "Quand vous avez une belle table ou un meuble, ils peuvent être réduits en miettes en moins de trente secondes, mais cela prend des semaines, des mois, pour la reconstituer". L'actuelle République tchèque ne satisfait pas Václav Havel : "après la Révolution, nous nous sommes battus pour un système politique différent de celui avec lequel on en avait fini".

 

Une critique virulente de la politique tchèque, opportuniste et corrompue

Quels sont ces "déséquilibres" qui forcent Havel à intervenir ? L'ancien président vise la politique tchèque et les hommes politiques qui "ne voient pas plus loin que le prochain sondage d'opinion".

 

 

Une illustration de cette critique peut se trouver dans d'autres remarques récentes de Havel, notamment adressées à Jiří Paroubek, président du ČSSD (Česká strana sociálně demokratická, parti social-démocrate). Dans un précédent entretien publié par le journal Lidové noviny en avril, Havel lui avait violemment reproché son opportunisme, au moment de la chute en mars dernier de Mirek Topolánek et de son gouvernement de coalition mené par l'ODS (Občanská demokratická strana, parti civique démocrate), principal parti de droite. Le parti social-démocrate avait en effet initié une motion de censure au Parlement contre le gouvernement Topolánek, motion adoptée de justesse à 101 voix sur 200. Le gouvernement Topolánek avait ainsi chuté en pleine présidence du Conseil de l'UE, n'améliorant pas l'image de la République tchèque dans l'Union Européenne, une irresponsabilité qu'avait notamment dénoncée Havel pour lequel l'attitude du parti social-démocrate et de son leader serait ainsi symptomatique du manque de responsabilité des hommes politiques tchèques (depuis, un gouvernement composé d'experts, non-membres de partis politiques, assure l'intérim jusqu'aux prochaines élections législatives en octobre).

De même, ce reproche d'irresponsabilité peut tout aussi s'appliquer à la récente campagne pour les élections européennes. Les deux principaux partis, le ČSSD et l'ODS , s'étaient livrés à une "campagne négative" : au lieu de faire campagne sur des thèmes européens, les deux partis s'attaquaient mutuellement lors d'une campagne d'assez bas niveau. Le ČSSD avait ouvert le bal avec une série d'affiches représentant Mirek Topolánek, Jan Zahradil, tête de liste ODS, et Georges Bush, accusant leur "cupidité" d'avoir "causé la crise économique" : en réponse, l'ODS avait diffusé une série d'affiches opposant les deux leaders Topolánek et Paroubek. La campagne avait continué dans cette voie, les meetings du parti-social démocrate étant par exemple perturbés par des lancers d'oeufs sur Jiří Paroubek. On peut là aussi supposer que ces faits sont visés par Václav Havel, d'autant plus qu'il était alors publiquement intervenu pendant la campagne en soutenant le parti des Verts (Strana zelených). L'interview de Bloombert cite aussi sa critique des "palaces du consumérisme" que sont en train de construire les tchèques, celle-ci est en écho à son soutien aux Verts : Havel s'en était pris violemment à l'industrie automobile, une des forces majeures de la République tchèque, la comparant même à un "camp de concentration" (mais, malgré ce soutien, les Verts tchèques n'avaient obtenu que 2 % des voix, un résultat ne leur permettant pas d'obtenir des sièges au Parlement européen).

Dans cette interview, Václav Havel évoque aussi l'importante corruption à laquelle est en proie la République tchèque, de la police aux plus hautes sphères du gouvernement ou de la justice. Une des raisons de la chute du gouvernement Topolánek était un certain climat de scandale : le premier ministre avait par exemple fait pression sur un journaliste qui préparait un reportage sur un député soupçonné de malversations. Une série d'affaires touche également la justice tchèque, allant jusqu'à la mise en cause de la procureur générale. La corruption est une préoccupation de longue date de Havel, rappelle Bloomberg, qui cite un discours prononcé devant le Parlement en 1997   , dans lequel il dressait déjà un bilan sévère de la vie politique tchèque. Bloomberg cite aussi "l'indice de perception de la corruption" réalisé par l'ONG Transparency international et publié en septembre 2008 : la République tchèque y a perdu quatre places et est 45e ex aequo avec le Bouthan. L'élite économique, régulièrement impliquée dans des "affaires" et parfois très proche de certains hommes politiques, est aussi visée par Havel. "Aucun d'entre nous n'aurait pensé que la porte serait si vite ouverte à tous les mafiosos et les changeurs d'argents clandestin" dit l'ancien président.

 

Havel rappelle l'existence d'une "règle morale" qui n'est pas écrite

Face à ces "déséquilibres", une valeur revient souvent dans les propos de Havel, la valeur morale. Les notions de morale, d'éthique ou de responsabilité sont des valeurs que Havel a tenues pour essentielles tout au long de son parcours d'opposant à président, et que l'on retrouve dans ses œuvres, essais ou discours.

"Nous vivons dans la première société vraiment athée et rien ne laisse entendre qu'il existe encore un repère moral" explique-t-il Bloomberg. Il réaffirme la force de ces valeurs : rappelant que "l'amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge", phrase qu'il a prononcée en novembre 89 sur la place Vanceslas à Prague, là où se retrouvaient des milliers de manifestants. À Bloomberg, il déclare que "cette phrase dérange toujours certaines personnes. Et même s'ils la ridiculisent dans les journaux, elle n'a pas tout à fait disparu dans l'esprit des gens."

Dans cette courte interview, on retrouve ainsi les valeurs principales de l'engagement de Václav Havel, la supériorité de la morale et de l'éthique sur la politique et la valeur de la parole. Voici, par exemple, ce qu'écrivait en 2003 Jean Picq, auteur notamment de Václav Havel. La force des sans-pouvoir publié aux éditions Michalon (en référence à un essai de Havel publié en 78, Le Pouvoir des sans-pouvoir) :

"Cette question de la responsabilité est le fil rouge qui inspire son écriture et établit un lien entre l’auteur dramatique qu’il a été, le dissident courageux qu’il fut et l’homme politique qu’il est devenu. Havel n’est pas devenu dissident et chef d’État par hasard. Ce qui frappe, dans son itinéraire, ce n’est pas seulement le sens de la responsabilité dont il a fait preuve tout au long de sa vie en s’engageant à plusieurs moments cruciaux de l’histoire de son pays, c’est aussi la manière dont il a su se saisir des événements pour donner aux hommes envie de bouger, selon l’une de ses expressions favorites, de se rassembler et de croire en la liberté. Un sens de l’engagement et de la liberté qu’il exprimera lui-même par l’écriture et la parole, mais aussi par une capacité à s’engager dans l’action politique au nom d’une "éthique mise en pratique"