Une critique du berlusconisme importante bien qu’inégale.
Silvio Berlusconi a presque gagné la guerre. Le constat s’avère rude pour Massimo Giannini. A 46 ans, le vice-directeur du quotidien italien La Repubblica, reste un irréductible : les changements provoqués par l’arrivée au pouvoir de l’entrepreneur milanais sont selon lui une catastrophe pour son pays. Ces dernières semaines, le journaliste a de nouveau multiplié les éditoriaux et les articles pour dénoncer les nouvelles dérives du berlusconisme, entre l’affaire Valentina et le scandale des escort girls. Un activisme qui a eu peu d’influence : le Popolo delle Libertà (PDL), au pouvoir depuis 2006, a largement remporté les élections européennes et Silvio Berlusconi demeure très populaire dans son pays.
Cinq thèses
Lo Statista : Il ventennio berlusconiano tra fascismo e populismo, , écrit il y a quelques mois par Giannini, n’a pas, lui non plus, provoqué une révolution. Il a, en revanche, eu un retentissement médiatique important et du succès chez les lecteurs. Les raisons sont certainement à rechercher dans le contenu de l’ouvrage : on est loin de l’antiberlusconisme primaire utilisé par une grande partie des opposants du Cavaliere. Réfléchi et argumenté, Lo Statista émet cinq thèses, certaines rarement évoquées, d’autres plus courantes :
1) Berlusconi est désormais un véritable homme d’État et plus seulement un aventurier venu à la politique pour défendre ses intérêts.
2) Son arrivée au pouvoir entraîne la démocratie italienne vers un totalitarisme post-idéologique.
3) L’entrepreneur milanais doit être plus que jamais pris au sérieux : derrière un style tapageur, Berlusconi applique des idées qui transforment en profondeur le pays, le tout avec l'approbation de la population.
4) Il y a de nombreux points communs entre le berlusconisme et le fascisme.
5) L’opposition n’a rien compris au fonctionnement de son adversaire et a largement contribué à toutes ses victoires.
Berlusconi fasciste ?
Il ne se passe sans doute pas un jour sans que Berlusconi et Mussolini soient comparés quelque part dans les médias. Giannini évoque ici la vingtaine d’années que les deux hommes auront passées à la tête de l’Italie. En clair, un "ministère Berlusconi" a bel et bien succédé au "ministère Mussolini". Pour le journaliste, les deux hommes se ressemblent : des tribuns hors pair, virils, maîtrisant la psychologie des masses. Des rêveurs pragmatiques, travailleurs acharnés qui sont parvenus à tout maîtriser, à commencer par les médias (les journaux pour le Duce, la télé pour Il Cavaliere).
Giannini prend le soin de rappeler que l’Italie des années 2000 n’est pas une dictature puisque "les partis de l’opposition sont vivants [et que] les journaux et les médias conservent [malgré tout] leurs fonctions critiques à l’encontre du gouvernement et de la majorité" . Mais il y a dans le berlusconisme le même fonds culturel que dans l’idéologie portée par Mussolini ("positivisme élémentaire, volontarisme néo-idéaliste et relativisme absolu" , et surtout la même volonté d’une "révolution conservatrice" ou "modernisation réactionnaire", ces oxymores utilisés par le pouvoir qui tente de répondre à des exigences opposées : "le besoin de sécurité et la recherche de l’éphémère, l’envie d’un État autoritaire et l’appel aux "esprits animaux" du capital, la protection sociale et la tolérance zéro pour les clandestins" .
Peut-on dire pour autant que Berlusconi est fasciste ? Giannini rappelle les fameuses déclarations du Cavaliere, notamment après la chute du gouvernement Prodi en 2008 : "Si nous n’obtenons pas de nouvelles élections, je pense que des millions de personnes se rendront à Rome pour les obtenir…", évoquant la marche sur la capitale des fascistes qui amena Mussolini au pouvoir. Mais il faut plus que ces "petites phrases" pour crier au retour de la peste brune. Giannini va (trop ?) loin en affirmant que "Mussolini était un homme politique avec des défauts calamiteux mais n’était ni affairiste ni pirate ; intellectuellement il valait ô combien plus que l’entrepreneur immobilier" . Mais où sont les arguments ? Le journaliste énumère certains points de vue, de gauche comme de droite, où Berlusconi est accusé de fascisme, tout en omettant de signifier son propre point de vue. Seule la conclusion du chapitre "Berlusconi il fascista" frappe le lecteur : aujourd’hui, en Italie, "la vérité des faits ne compte plus […] : il importe peu de savoir si le président de Conseil de mon pays a corrompu ou non un magistrat ou s’il a payé ou non des témoins pour échapper à une condamnation pour corruption" . Un constat édifiant qui ne signifie pourtant pas que Berlusconi soit une chemise noire.
Le Cavaliere reste néanmoins omnipotent en Italie. La gauche est décimée, les rivaux à droite sont neutralisés. Les hommes du chef du gouvernement sont placés aux postes-clefs, et "le Conseil des ministres s’apparente à un conseil d’administration" . Son président en profite pendant ce temps pour imposer son désir d’autoritarisme au pays. Les hommes du parti xénophobe de la Ligue du Nord revêtent le costume d’ouvriers pour mener à bien cette "militarisation de la politique". Deux anciens socialistes, Maurizio Sacconi et Renato Brunetta, ont, eux, reçu la tâche de mettre au pas les syndicats, les plus féroces adversaires de Berlusconi, et ces "fainéants" (selon Brunetta) de la fonction publique, responsables, à en croire de la droite italienne, du déclin national.
Silvio, une "mère qui protège l’Italie"
Au final, le gouvernement Berlusconi maltraite tout, notamment les institutions : le Parlement, se retrouve ainsi bâillonné via un recours accru aux décrets-lois. Les expressions préférées du roi - "j’imposerai", "je n’hésiterai pas"- constituent une autre illustration de cette manière de diriger. Pour Giannini, il n’y a aucun doute possible : un "régime" s’est mis en place, loué quotidiennement par les journaux télévisés.
La situation est donc grave. Pourtant, elle plaît aux électeurs pour qui Berlusconi est comme une "mère qui protège l’Italie" . Lo Statista, même si Giannini ne l’affirme pas ouvertement, se veut un appel à la réaction du peuple. Et ce même si le journaliste reste pessimiste puisque "Berlusconi donne à son peuple ce que celui-ci lui demande" (page 139). Les dernières victoires électorales de la droite en sont une ultime preuve.
Les contre-pouvoir eux-mêmes n’ont plus la capacité de changer la donne. Certains ont même fait allégeance au président du Conseil. Le Vatican voit ainsi dans une alliance avec la droite la possibilité de retrouver son hégémonie. Berlusconi en profite, lui, pour faire une "OPA" sur le vote catholique. Giannini parle d’un nouveau Latran. A voir. Il s’agit surtout d’une nouvelle réussite du Cavaliere, même si l’affaire des escort girls de ces dernières semaines pourrait faire évoluer cette situation. Le monde économique, lui, est loin de prendre en considération ces scandales qu’il regarde de loin. Du reste, que pourrait-il faire ? Il est loin le temps où les Agnelli et consorts voulaient utiliser à leur guise l’entrepreneur milanais. Désormais ce dernier, comme l’explique parfaitement Giannini, a dompté le capitalisme italien, en s’emparant notamment de Mediobanca (sa fille siège au conseil d’administration), la plus prestigieuse banque du pays.
Où est la gauche ?
Mais le plus inquiétant se situe du côté des partis de gauche. Si son ouvrage est une critique terrible du système Berlusconi, la dureté contre l’opposition s’avère tout aussi affirmée chez Giannini: "la gauche s’agite, se tourmente, se débat. Mais elle compte pour (presque) rien". . L’habileté politique de Silvio Berlusconi a évidemment joué pour arriver à cette situation, mais pas seulement. Au pouvoir avec Romano Prodi de 2006 à 2007, l’action de la coalition de l’Unione (rassemblant des partis allant de l'extrême gauche au centre) s’est transformée en désastre. Passée aujourd’hui dans l’opposition, la gauche ne sait pas se débarrasser de ses rivalités internes. Les derniers revers électoraux ne sont pas analysés. Si la naissance du Partito democratico a fait naître un peu d’espoir, celui-ci a été de courte durée : la gauche ne sait plus présenter de programme crédible pour pouvoir imaginer revenir aux affaires. L’antiberlusconisme primaire reste l’arme fétiche des Massimo d’Alema, Dario Franceschini ou Anna Finocchiaro, une tactique devenue depuis longtemps obsolète. Pour Giannini, il est urgent pour la gauche de se mettre à chercher son Obama mais "je ne sais pas s’il existe" .
Pendant ce temps, Silvio Berlusconi poursuit sa route, avec en tête un dernier objectif : entrer dans l’Histoire, c’est-à-dire devenir le prochain président de la République italienne. "C’est depuis toujours inscrit dans [son] ADN politique, et dans le code de la "dictature démocratique qu’il est en train d’implanter en Italie", explique Giannini . Mais, désormais, il est en train d’y parvenir. Deux solutions se présentent à lui : un vote parlementaire avec les règles actuelles, ou une réforme présidentielle de la Constitution, où le chef de l’État serait élu directement par le peuple. Une chose est sure, Berlusconi ne sera pas un président avec un pouvoir limité, comme le prévoit actuellement les institutions. Le Cavaliere veut faire basculer son pays vers un régime présidentiel, "une République autocratique et a-fasciste […] L’homme d’État aurait alors terminé son chef-d’oeuvre" . Et il aurait alors définitivement gagné la guerre