Stéphanie Sauget analyse le développement des gares parisiennes, et montre comment elles ont contribué à modeler une nouvelle société au XIXe siècle.

Qu’est-ce qu’a représenté l’arrivée du train et des gares, au XIXe siècle, dans la vie des Parisiens ? C’est là la problématique de l’ouvrage de Stéphanie Sauget, qui n’hésite pas à parler d’une « ferroviarisation » de la capitale. Les gares, en effet, pénètrent toutes les sphères de la vie des Français. Ce sont d’abord des bâtiments modestes, qui s’implantent dans la ville, au prix de batailles et de discussions pour convaincre la population. On hésite encore sur le mot à utiliser pour nommer ces bâtiments nouveaux, souvent encore bien modestes, et c’est le terme « embarcadère » qui s’impose alors plus souvent que « gare ». Quand le trafic se développe, ces constructions grandissent, générant avec elles un univers particulier. Les gares modifient des pans entiers de la société française. Dans ce livre, c’est l’ampleur de cette révolution sociale, culturelle, et mentale que l’auteur envisage.

La description qui est faite des gares n’est pas seulement objective. Bien sûr, Stéphanie Sauget nous fournit un tableau du décor et du mobilier ferroviaire, ainsi que la chronologie des différents travaux d’agrandissement opérés pendant la période. Mais elle a également essayé de rendre compte de la manière dont ces édifices étaient perçus par les contemporains et ce, à tous les niveaux. Les gares créent un univers nouveau et convoquent tous les sens. Les machines, le brouhaha de la foule sont autant de sons nouveaux, le charbon et les machines apportent des odeurs particulières dans les villes, tandis que lumière artificielle remplace le flou de l’éclairage naturel.

De nouvelles catégories de populations, employés, mécaniciens, chefs de gares apparaissent, qui contribuent à faire des quartiers proches des gares des espaces typiques. C’est toute une société inédite qui naît et qui gravite autour des gares. Ces personnes sont très liées à leur emploi, à cause de la surveillance qu’exercent les compagnies à leur encontre et du temps passé sur le lieu de travail, qui s’accroît encore quand les employés sont logés dans les bâtiments de la compagnie. Ce nouveau monde a ses préoccupations et ses revendications, souvent le sentiment d’être exploité, en tous cas la conscience de faire un travail spécifique. Il s’organise à partir de la fin du XIXe siècle en un syndicat national des Chemins de fer, témoignage de l’apparition de ces nouvelles professions.

Les gares rentrent peu à peu dans la vie quotidienne, en témoigne la place croissante de ces espaces et des chemins de fer dans le discours des contemporains, que l’auteur analyse. Les gares font leur entrée dans les guides de voyages mais également dans les pièces de théâtre, comme Le Voyage de Monsieur Perrichon, de Labiche, où elles deviennent très vite associées à des stéréotypes. Stéphanie Sauget montre aussi, à travers l’étude de la correspondance de quelques écrivains, que la gare transforme rapidement les habitudes des particuliers. On arrive ici à une limite de l’histoire sociale : comment être sûr que les exemples individuels pris çà et là ont une valeur universelle ? Il est certain que plusieurs romanciers du XIXe siècle sont devenus familiers du voyage en chemin de fer, mais comment mesurer l’emprise de celui-ci sur l’ensemble de la société française ?

Les gares bouleversent les habitudes de voyage et modifient la perception du temps et de l’espace. Elles introduisent la ponctualité dans les mœurs. En remplaçant les diligences, non seulement les trains raccourcissent-ils les distances mais ils suppriment l’approximation de la durée du voyage.

Les gares, et à travers elles les chemins de fer en général, libèrent ainsi l’imaginaire des contemporains, en suscitant « rêves et cauchemars »   . Espaces perçus à la fois comme éminemment criminogène et dangereux, où le voyageur risque sa vie et sa bourse, les gares participent également de la vision d’un monde plus petit, dans lequel des transports à grande vitesse rapprochent les gens. Les trains sont bien en cela représentant des incertitudes liées au progrès technique en général. Ce sentiment ambivalent est analysé à travers des sources aussi diverses que la presse, les enquêtes médicales, les archives judiciaires ou la littérature.

Cette ambivalence se retrouve également dans l’analyse que fait l’auteur de ceux qui fréquentent les gares. Ces lieux sont vus au XIXe siècle comme des espaces de brassage culturel, où toutes les couches de population se mêlent, même les plus sordides, où les bourgeois croisent les prostituées. Mais ce sont aussi des endroits où se développe une demande croissante de confort. Ainsi, les conditions du voyage se font moins rudimentaires et des services annexes font leur apparition (portage des bagages, librairies, restauration).

Enfin, les gares sont présentées comme des « laboratoires de la modernité », introduisant et diffusant le progrès, dans différents domaines et à différentes échelles. Le rôle du chemin de fer dans le renforcement de la centralité parisienne est bien connu.  Le livre montre que les gares parisiennes ont, à leur façon, accru également l’importance de la capitale : par le décor sculpté des façades, qui représente les villes de provinces, par l’heure de la capitale qui finit par s’imposer dans le reste de la France. A Paris même, une analyse un peu rapide est proposée des répercussions des gares sur l’activité des quartiers parisiens où elles ont été établies.

D’un point de vue juridique les gares, en particulier, ont posé des problèmes inédits. Nécessitant des chantiers importants et des superficies toujours plus grandes, les compagnies privées chargées de l’exploitation des lignes se sont tournées vers l’Etat pour obtenir des travaux d’infrastructure et des expropriations. Le régime des concessions a suscité critiques et incompréhensions, de même que la peur de revenir au régime de la ferme d’Ancien Régime. La surveillance policière des gares pose également la question de la ligne de partage entre les compétences de l’Etat et celles des compagnies et résume les interrogations des contemporains quant au régime d’exploitation des trains.

Dans un tout autre domaine, celui de la culture et de la politique, les gares ont aussi joué un rôle. Elles ont contribué grandement, selon l’auteur, à la diffusion d’une littérature de masse et à la vente des périodiques pour grand public. Les librairies de gare se développent et permettent la vente de journaux d’un genre nouveau et d’une littérature populaire. Les autorités et les tenants de la morale chrétienne ont vu dans ce développement un danger pour l’ordre public. Les librairies de gare accéléreraient la diffusion d’une littérature légère, qu’il convenait de surveiller, afin de ne pas les laisser tomber dans toutes les mains. Depuis Napoléon III, les gares servent aussi de tribune aux hommes politiques et aux représentants du pouvoir. Stéphanie Sauget montre que ces lieux ont aussi été l’objet d’une surveillance policière spéciale car elles sont le creuset où se développent les idées contestataires. L’arrivée en gare des communards après leur exil a ainsi provoqué de véritables manifestations.

L’auteur pointe une caractéristique importante des gares : elles conjuguent à la fois progrès et d’innovation technologique, d’une part, et ouverture sur une large frange de la population, d’autre part. En cela, elles apparaissent comme un « lieu d’acculturation du progrès technique »   . Deux exemples démontrent cette idée : la diffusion de l’électricité et la généralisation de la publicité dans l’enceinte des gares. Les gares ont suscité l’enthousiasme des peintres. Avant-garde de la modernité technique, elles doivent être reprises par l’avant-garde artistique.

C’est donc bien la révolution des chemins de fer, la « ferroviarisation » de la société qui est au cœur de ce livre. L’auteur a essayé de montrer toutes les implications que ce terme supposait. Se mettre à la place d’un homme du XIXe siècle est toujours difficile et risqué. Comme tout travail sur le ressenti, sur la subjectivité, l’entreprise est ambitieuse. Les sources choisies pour traiter ce thème sont sans doute critiquables. La littérature a été souvent convoquée, de même que les sources imprimées, ouvrages techniques, témoignages d’employés de gare, presse, dont on peut penser qu’ils délivrent un discours biaisé et/ou convenu. Les stéréotypes qu’ils véhiculent sur le monde des gares ont d’ailleurs été étudiés pour eux-mêmes. Les écrits qui semblent plus sincères, correspondance, écrits du for privé, ont été finalement assez peu utilisés. On imagine aisément les difficultés d’ordre documentaire qu’aurait suscitées le recours à ces documents mais les résultats en auraient été que plus intéressants.

En définitive, Stéphanie Suchet livre un ouvrage sur un sujet bien connu, inévitable au XIXe siècle, mais finalement peu étudié pour lui-même. Malgré ces défauts, le livre constitue un jalon dans l’histoire culturelle du chemin de fer et ouvre des perspectives intéressantes par la multiplicité des champs étudiés. Aussi bien dans le domaine technique, culturel, artistique que social, la gare a bien été un élément matriciel