A travers le récit de la genèse des films d’Amos Gitai, cet ouvrage foisonnant s’intéresse, de façon plus générale, à ce qui rend possible la naissance des films.

Parfois, certains choix a priori anodins dans la maquette d’un livre en disent long sur sa secrète ambition. La première chose qui frappe le lecteur d’Amos Gitai. Genèses est le parti pris esthétique de ses illustrations. Il ne s’agit ni de photogrammes, ni de photographies de plateau mais de captures vidéo d’extraits de films du cinéaste. Par conséquent, apparaissent en double page des images pixellisées, brouillées par l’entrelacement des lignes vidéo et dont les zones contrastées laissent s’échapper de petits nuages rouge-vert-bleu. Les images qui nous sont proposées ne renvoient pas tant aux films dont elles sont issues qu’à leur propre matérialité. D’emblée, nous sommes plongés dans la trame même d’une image qui se donne au second degré, une image d’image.

A ce titre, ces images ne sont pas à proprement parler des illustrations, elles répondent davantage à une logique créative de montage. Secrète ambition d’un ouvrage qui se rêve livre d’artiste aussi bien que livre consacré à un artiste. Le terme de "montage" était déjà celui qu’employait Jean-Michel Frodon   au sujet de l’agencement, réalisé par Amos Gitai lui-même, des photogrammes de ses films – là aussi passés à la moulinette vidéo – pour le catalogue de la rétrospective que lui avait consacrée le Centre Pompidou à Paris en 2003. Gitai s’était d’ailleurs totalement approprié l’espace d’ordinaire réservé au catalogue d’exposition classique pour en faire un authentique livre d’art, sans le moindre mot, où venaient s’entrechoquer et résonner les images de ses différents films.

Si bien qu’après Amos Gitai. Parcours en 2003, voici en écho Amos Gitai. Genèses, qui constitue un prolongement du geste amorcé par Gitai et Frodon six ans plus tôt. Il s’agit cette fois-ci d’engager "un mouvement vers les racines profondes de cette œuvre, racines qui relient les films entre eux"   . Le résultat est une passionnante enquête archéologique sur l’œuvre de Gitai. Mais le propos de ce livre dépasse de très loin la simple filmographie du cinéaste puisqu’il raconte "l’histoire de la manière dont sont nés les films d’Amos Gitai – c’est-à-dire aussi, un peu, une histoire beaucoup plus vaste, celle de la manière dont naissent les films"   . Ce n’est donc pas un hasard si le premier texte du livre, signé par Amos Gitai, s’intitule "Prends de la poussière", en référence à l’histoire du Golem (http://fr.wikipedia.org/wiki/Golem). Au début des années 1990, il a consacré trois films à cette figure légendaire, très belle allégorie de la relation entre l’homme et sa propre création manufacturée.

Il est intéressant de noter que, là encore, Gitai déjoue les attentes convenues. En tant que cinéaste israélien réfléchissant sur la notion d’origine, l’allusion à la Genèse, premier des cinq livres qui composent la Thora, semblait aller de soi. Or, les deux récits mythiques très prégnants dans l’imaginaire juif qu’Amos Gitai a adaptés au cinéma n’appartiennent pas au corpus de la Thora mais à un texte autonome (le rouleau d’Esther) et à une légende tardive (le Golem). En somme, deux contes qui décrivent les persécutions d’un peuple livré à la précarité de l’exil. Deux contes fondés également sur la dimension parfois funèbre de l’écrit : le sceau royal sur le décret d’extermination des Juifs dans l’histoire d’Esther, et d’autre part l’inscription écrite sur la tête du Golem. En effet, quand le "E" de Emet (la vérité) s’efface du front de la créature, cela donne Met (la mort). L’effacement du texte préfigure ici l’anéantissement du peuple. Edmond Jabès dit à ce propos que "le judaïsme et l’écriture ne sont qu’une même attente, un même espoir, une même usure"   . Cette expérience d’une vitalité millénaire d’un peuple amoureux de la lettre, Gitai l’a connue alors qu’il vivait à Paris, en relisant le livre d’Esther. Bien qu’athée, il a souhaité s’inscrire dans une très longue tradition du peuple juif, dispersé sur la surface du globe et à la fois uni autour de ce que Gitai appelle "un territoire élargi" : les textes   . Amos Gitai évoque la manière dont il transpose des récits archaïques dans des décors contemporains. Ce geste de cinéaste, qui n’est pas sans rappeler celui des films de Straub/Huillet   , lui a été inspiré par sa mère Efraita, qui montait en plein air des spectacles bibliques.


Invité à méditer sur la genèse de ses films, le cinéaste ouvre sa réflexion par le récit de ses propres origines. Sa mère, juive de parents russes, est née en Palestine en 1909 où, plus tard, elle enseignera la Bible. Son père, Munio Weinraub, était un célèbre architecte, ancien élève du Bauhaus, qui émigra en Palestine en 1935. Double héritage des textes et des murs, des lettres et des pierres. Dans les deux cas, la question des fondations. La conjonction de deux regards, mythique et technique, sur le sol et les sous-sols de cette terre tant convoitée. Lui-même architecte de formation, diplômé de l’université de Berkeley, Amos Gitai sait à quel point cette discipline est porteuse d’enjeux de pouvoir et de mémoire. Dans un entretien accordé à Serge Toubiana   , il révèle qu’en 1978, il a démissionné au bout de deux semaines du poste prestigieux d’architecte principal de la Ville de Jérusalem. Il lui était demandé de transformer en complexe de bureaux un très vieux quartier juif yéménite. Selon Gitai, devenir architecte en Israël pose nécessairement des problèmes d’effacement de la mémoire par la construction de villes modernes, ou alors des problèmes de prises de pouvoir sur un territoire arabe. Ce dilemme est également évoqué par J.-M. Frodon dans Amos Gitai. Genèses. L’actuel directeur de la rédaction des Cahiers du Cinéma rappelle à ce propos que l’Etat d’Israël a sans cesse financé des recherches archéologiques afin de trouver dans ses sous-sols la justification historique de l’établissement des Juifs sur cette terre   .

Frodon insiste sur deux approches importantes au sein de l’œuvre de Gitai. La première est architecturale. Le cinéaste filme les maisons comme autant de métonymies de l’Etat hébreu avec ses conflits de voisinage, de terrain et en insistant sur les strates successives qui composent son histoire récente (The House en 1980, la trilogie Wadi entre 1981 et 2001, Une maison à Jérusalem en 1998, Alila en 2003). La façon même dont se bâtit peu à peu l’œuvre cinématographique de Gitai comporte une dimension architecturale. Gitai constitue presque systématiquement des trilogies qui dialoguent entre elles en dessinant une structure interne à la filmographie.

La seconde approche pourrait être qualifiée de tellurique. Gitai est doué d’une formidable intelligence des sols, de la terre, du sable, de la boue. Son texte est d’ailleurs centré autour du récit du Golem   . Mais c’est peut-être dans Kippour (2000), où les sauveteurs s’enfoncent dans la boue lors de séquences interminables, que la dimension tellurique est la mieux exprimée. Le film met au jour un rapport à la terre, à la boue, au "magma originel"   qui évoque là encore la figure du Golem. L’argile et la création, la boue et l’origine. Ce rapprochement éclaire quelque peu l’énigmatique scène d’amour aux allures de performance artistique, au début et à la fin du film, dans laquelle les corps s’étreignent en s’enduisant de peinture. Cette dernière, dont les couleurs sont mélangées par les amants, devient marron-verte, couleur militaire mais aussi couleur de boue faisant écho au magma originel. Dans un très court texte intitulé "Kippour, ciné-matrice", J.-M. Frodon revient sur un épisode de la vie de Gitai, lors de la guerre de Kippour en octobre 1973. Il était alors chargé de récupérer les blessés sur le plateau du Golan. Le 11 octobre, le jour de ses 23 ans, son hélicoptère fut abattu par un missile syrien. Se considérant comme un miraculé mais ne croyant pas en Dieu, Gitai ne cesse de ruminer cet événement "matriciel"   dans son cinéma. Extrait de son hélicoptère, Gitai est comme remis au monde, "accouché par la guerre"   .


Mais dans le traumatisme de Kippour s’origine également sa naissance en tant que cinéaste. Gitai a effectivement beaucoup tourné à partir de 1973, en super 8, fabriquant ses propres archives de guerre, sur le front et dans l’après-coup des combats   . Il réalise alors son premier film en 16mm qui s’intitule Ahare (Après, 1973) où apparaissent des objets portant les traces de la guerre, comme son propre uniforme tâché de sang. Gitai revient sur l’épisode de l’hélicoptère en 1997, dans un documentaire intitulé Kippour, souvenirs de guerre, où il interroge les autres survivants du crash. Puis, c’est donc sous forme d’une fiction, trois ans plus tard, que cet épisode fondateur ressurgit. Frodon propose de voir en Kippour le film qui, par anticipation, avait inséminé tous les précédents et fécondera tous les suivants. C’est ce qu’il nomme une "ciné-matrice". Afin d’étayer son geste de poésie-critique anachronique, Frodon propose un assemblage d’images extraites de l’œuvre de Gitai. Chaque page y est surmontée de deux photogrammes tirés de Kippour. Sous ces photogrammes sont disposés deux colonnes de trois vignettes, chacune extraites des différents films de Gitai. La permanence de certains motifs y est tout à fait manifeste : la terre, les signes, l’accouchement, le collectif, etc.

Une des principales qualités d’Amos Gitai. Genèses est précisément cette multiplicité des supports, des sources, des registres et des regards. A ce titre, la partie du livre intitulée "Vers l’Orient", consacrée aux films Kedma et Eden, est exemplaire. On y trouve dans un premier temps le témoignage captivant de Marie-José Sanselme, scénariste des films de Gitai depuis Kippour. Elle raconte les séances de travail, de documentation et de préparation pour le film Kedma. Elle dit les périodes de découragements et les impasses qui semblent insurmontables au moment où s’écrit le scénario. M.J. Sanselme dépeint un cinéaste très exigeant, qui sollicite sans arrêt sa réflexion, lui soumettant chaque jour de nouvelles lectures. Pour Kedma, qui raconte la naissance de l’Etat d’Israël et la guerre d’Indépendance, elle s’est plongée dans le journal intime d’une femme de 17 ans qui s’était engagée comme infirmière dans le Palmach http://fr.wikipedia.org/wiki/Palmah en 1947. Chaque jour, la scripte de Gitai envoyait à M.J. Sanselme les pages du journal qu’elle lui traduisait au fur et à mesure. Elle lui faisait également parvenir des témoignages poignants de rescapés des camps d’extermination qui, juste après la guerre, arrivaient en Palestine où ils étaient méprisés par les Sabras (c’est-à-dire les Juifs nés en Palestine) parce qu’ils se seraient "laissés massacrer en Europe"   . Cette exigence d’un travail de réflexion préparatoire, Gitai la demande à toute l’équipe de Kedma. Ainsi, les comédiens rencontrèrent d’anciens combattants du Palmach et d’anciens déportés. Le livre donne accès à une partie de la documentation qui a nourri le film : récits autobiographiques de survivants du ghetto de Varsovie, d’anciens déportés, de combattant de la guerre de 1948, entretien avec Arthur Miller dont une nouvelle a inspiré Eden, etc.


Toutefois, ce qui ressort de la "méthode" de travail d’Amos Gitai, ce sont essentiellement les détours, les piétinements, les fausses routes et les clairières soudaines. En un mot, ce que M.J. Sanselme appelle les "méandres"   . Gitai improvise énormément, tourne parfois la même séquence dans plusieurs décors différents (une scène d’amour, le chant d’un psaume) sans savoir où il la montera dans le film. Yorgos Arvanitis, le chef opérateur de Kedma, s’est dit très dérangé par ces changements incessants de scénario. La manière très personnelle dont Gitai conduit le processus de création de ses films a, semble-t-il, beaucoup désarçonné Marin Karmitz, qui le produisait pour la première fois. Si bien que Gitai, sans se démonter, lui propose de se retirer du projet. Michel Propper, son producteur habituel, reprend la production en cours de route. Ce n’est qu’une fois le film terminé que M.J. Sanselme découvre les motivations très personnelles qui ont poussé Gitai à faire ce film. Il s’agit d’un souvenir d’enfance (un souvenir-écran ?...) qu’il n’avait jamais mentionné lors de la préparation et du tournage. Il y avait chez lui un bâton sculpté que sa mère lui interdisait formellement de toucher. Il s’agissait d’un bâton de marche qu’un rescapé des camps nazis avait confié à sa mère, juste avant de mourir dans les combats de 1948. Un souvenir, une image, un simple bâton qui condensait à lui seul l’exact récit de Kedma : comment des gens qui ont survécu à l’extermination ont rejoint la Palestine pour mourir au seuil de la terre promise   .  

Pourquoi consacrer un livre entier non pas aux films d’Amos Gitai mais à leur genèse ? Quel est l’enjeu de ce regard sur les sources (au double sens de racines et de documents) de la création ? Amos Gitai. Genèses ne propose pas d’envisager les films comme les parties finies d’un ensemble mais en tant que processus, cheminements. Or, ce qui frappe à mesure que progresse l’exploration du livre, c’est cette idée sous-jacente, jamais explicitement formulée, selon laquelle la genèse chaotique des films de Gitai est l’indice de sa grandeur de cinéaste. En rompant avec la succession bien huilée des étapes de réalisation d’un film (schéma narratif clair, scénario "solide", plan de travail au cordeau, tournage et montage conformes au scénario), Amos Gitai s’affranchit d’une pratique cinématographique qui peut s’avérer sclérosante. Il y a dans son cinéma une capacité d’accueil, une attention à l’événement qui fait la beauté de ses films. L’aspect architectural de son œuvre, les principes auxquels ses films répondent (trilogies, plans-séquences, irruption de textes bruts au cœur des dialogues) sont loin d’étouffer la vitalité de son cinéma. Au contraire, ils forment un cadre, une condition de possibilité pour l’émergence d’une émotion d’ordre spécifiquement cinématographique. En d’autres termes, ils constituent le "regard" d’un cinéaste, sa "raison d’être" comme le note J.-M. Frodon. Ce qui apparaît dans les documentaires de Gitai, cette "grâce", n’a rien à voir avec la chance ou le hasard : "Elle n’a rien de fortuit, elle n’échoit qu’à certains cinéastes, ceux dont le sens du regard, de la durée, du rapport au monde construit les conditions d’apparition de cet au-delà du visible, qui est la raison d’être du cinéma, documentaire compris.   "