Une (brève) histoire des séries télévisées d'ici et d'ailleurs, à travers l'examen provocateur de seize idées reçues.

Sous la dénomination "Idées reçues", les éditions du Cavalier Bleu ont eu la bonne idée de mettre sur pied une collection d’ouvrages de vulgarisation portant sur des sujets variés puisés dans le vaste domaine des sciences humaines et sociales. Il s’agit de concurrencer les vénérables et toujours utiles "Que sais-je ?" des P.U.F. en proposant la synthèse incisive d’une question sur un mode ludique et adapté au goût du jour.

Le récent volume consacré aux séries télévisées s’attaque à un objet indiscutablement vendeur, et qui à défaut d’être à la mode, a vu son intérêt éditorial s’affirmer exponentiellement en l’espace d’une décennie, avec une accélération encore plus marquée ces deux dernières années en ce qui concerne les lecteurs-téléspectateurs français. C’est d’ailleurs le cliché par lequel le journaliste Abdessamed Sahali décide d’ouvrir son livre : "Les séries sont à la mode". La force de l’ouvrage réside évidemment dans la capacité de l’auteur à affronter sans détours les problématiques les plus importantes en cherchant sans cesse une position pondérée face à l’idée reçue qui inaugure chaque nouveau chapitre, sans en prendre systématiquement le contre-pied par un trop stérile esprit de contradiction. Quatre ensembles de chacun quatre clichés structurent le livre, selon une progression raisonnée : le premier concerne l’histoire de la forme étudiée, suivie dans un deuxième temps par un bilan de ses caractéristiques formelles (en un mot sa poétique) ; puis, pour mieux expliquer ce point, le raisonnement revient alors logiquement sur les conditions de production de cet objet culturel, avant de conclure par le nécessaire examen de la réception des séries télévisées, qualifiée comme il se doit de "plurielle".

Il y a là une sorte de gageure tenue par l’auteur, et celle-ci justifie sa démarche tout en en maintenant constamment l’intérêt, malgré les nombreuses réserves (parfois de taille) qui peuvent lui être faites au fil de la lecture : en effet, il fallait en moins de 128 pages rendre compte de manière simple et intelligible d’un champ à la fois pléthorique et mouvant, à la fois bien balisé et encore trop méconnu, dont la perception n’a cessé d’évoluer auprès du public (particulièrement en France pour des raisons spécifiques sur lesquelles nous allons revenir). Avec un certain courage, le livre n’évite pas des questions d’une actualité brûlante et largement polémique, en particulier dans la partie consacrée à l’économie avec le chapitre intitulé "Télécharger illégalement une série télé ne nuit pas à l’économie du secteur". Malgré les griefs qu’on peut nourrir contre le livre de M. Sahali, on ne peut lui refuser un sens de la provocation rafraîchissant et de la formule qui fait mouche, que ce soit avec "Les séries télé, c’est toujours la même chose", "Les amateurs de séries sont fous", ou bien le dernier chapitre, intitulé malicieusement "La critique sérieuse surestime la qualité des séries télé", qui documente par une revue de presse minutieuse l’évolution des critiques télévisés sur les fictions sérielles. Le journaliste, ne reculant devant rien, va même jusqu’à citer avec un sens inattendu de l’à-propos Le Ras-le-bol des bébés zappeurs, livre publié en 1989 par une certaine femme politique socialiste dénommée… Ségolène Royal.

Avec application, l’ouvrage reprend les grands débats, parfois un peu émoussés, qui ont traversé les études médiatiques, et dont l’écho se fait entendre dans les publications spécialisées du type Télérama ou Les Inrockuptibles. Tout y passe, de la question de l’auteur, à la légitimité d’une forme dite "mineure" face aux grandes formes du cinéma, son medium d’origine, en passant par le rôle des chaînes câblées ou celui du public féminin (à cet égard, signalons que le chapitre "Les séries télé sont surtout regardées par les filles" nous a paru d’assez loin l’un des meilleurs de l’ensemble). L’auteur en profite pour corriger quelques éléments souvent négligés, notamment dans la partie "L’histoire des séries télé se limite à quelques pays" : ainsi, la mondialisation d’inspiration américano-occidentale, et un récent "âge d’or" des studios de télévision nord-américains masque dans les faits une production autrement plus nombreuse et suivie, qu’il s’agisse de la Corée du Sud (qui dispose de budgets conséquents pour ce faire), du Brésil, des telenovelas mexicaines, des productions égyptiennes ou encore des adaptations indiennes du Mahâbhârata et du Râmâyana dans les années 1980, pour ne citer que les exemples les plus connus.

Tout ceci ne suffit pas toujours à cacher un sentiment d’agacement qui taquine le lecteur à mesure qu’il avance dans l’ouvrage. Les bons passages font en effet regretter la brièveté de l’ensemble, dont la limite synthétique est souvent frustrante, malgré l’insertion d’encarts qui détaillent un peu plus longuement, qui un auteur-producteur remarquable, qui un genre, qui une série. Ceux-ci sont trop peu nombreux et nous laissent parfois sur notre faim. Cette frustration s’augmente également d’une désolation ressentie devant un aspect parfois trop négligé des finitions, en particulier pour la syntaxe  et les relectures (c’est ici l’éditeur qui est coupable), donnant trop souvent l’impression d’un travail  bâclé, s’attachant de manière trop privilégiée à des exemples très récents, au risque de répétitions qui suffisent à donner dans un si court ensemble une impression lassante de déjà-vu. Les index de séries, certes bilingues, ne sont pas accompagnés d’une référence paginée au sein de l’ouvrage ; comme le glossaire (bienvenu mais un peu court), la bibliographie s’en tient elle aussi au strict minimum, mais l’absence de notes de bas de page, bien compréhensible dans une publication destinée au grand public, rend certaines références aléatoires (certaines sont datées, d’autres non, les pages ne sont pas non plus indiquées).

Si ces maladresses ressortissent essentiellement au confort de lecture (et à la praticité de l’ouvrage pour une réutilisation future), quelques points embarrassent un peu plus. Ici comme ailleurs, le volume souffre de sa dualité entre publication spécialisée et ouvrage grand public. Si le travail d’Alain Carrazé est justement loué, en revanche les livres pionniers de Martin Winckler sur les séries américaines, qui dominent la bibliographie en France par leur inventivité et leur précocité sont à peine mentionnés, ou alors sans en garder l’acuité qui en fait tout le prix. De même, dans les chapitres consacrés aux auteurs et à la production des séries (domaine sur lequel les connaissances ont peut-être le plus progressé ces dernières années), Abdessamed Sahali ne dit mot de la fonction pourtant essentielle de showrunner. En effet, l’auteur du concept initial, le scénariste, le réalisateur et le producteur sont rarement incarnés par la même personne, et peuvent changer d’épisode en épisode (dans Buffy contre les vampires, ces fonctions étaient le plus souvent remplies par un seul et même individu, Joss Whedon, créateur et exécutant de son œuvre, alors que des émissions comme Lost sont développées par des personnes qui en assument la charge – Cuse et Lindelof – mais n’en ont pas eu la toute première initiative – J. J. Abrams ; dans tous les cas, le scénariste et le réalisateur restent de simples exécutants suivant le cahier des charges fixés par le premier épisode, mais c’est au showrunner que revient la charge de développer la trame narrative, et d’en assurer la cohérence stylistique, faute de quoi une grande série peut aisément péricliter).

Enfin, certains des clichés testés par l’auteur sont traités, c’est le comble, de manière un peu convenue. Ainsi, le chapitre sur le téléchargement illégal fait peu de cas des stratégies de communication qui précisément intègrent le changement des habitudes spectatorielles et utilisent au contraire cet outil pour créer un bruit médiatique inédit autour de certaines œuvres. Ce phénomène est encore renforcé par le poids croissant du merchandising (coffrets DVD, produits dérivés) et le fait que l’internet haut-débit mondialisé a rendu la diffusion de n’importe quelle série à succès américaine quasi instantanément disponible à l’autre bout du monde, parfois moins de deux heures après sa première diffusion télévisée. Pareillement, en présentant l’idée que "les séries télé nuisent à la jeunesse", l’auteur livre son chapitre le plus faible, en omettant de replacer en perspective ce genre d’énoncé, qui existait déjà à l’apparition des premières bandes-dessinées, puis quelques décennies après, à propos des débuts de la culture rock, préférant au lieu de cela s’en remettre à des références disparates, entre Ségolène Royal et Marie-José Mondzain, tenante d’une esthétique plus universitaire, dans une démonstration peu convaincante et  dont on voit mal sur quoi elle débouche.

Curieusement, la forme de l’ouvrage en rejoint une fois de plus le sujet. Caractéristiques d’une époque postmoderne, en ce que s’y mêlent le low (la série télé est une forme populaire, qui va de la fresque policière ambitieuse au feuilleton le plus bas de gamme) et le high (la télévision est maintenant étudiée officiellement à l’université dans ses dimensions multiples, comme discipline à part entière), Les séries TV dans sa traversée plaisante des idées reçues fait passer le lecteur diligent par autant de hauts que de bas ; la faute sans doute à un cahier des charges quelque peu bâtard et trop contraignant. Il est vrai qu’on ne peut décemment reprocher à personne de butter sur la quadrature du cercle.