Sophie Calle expose, en deux livres sur trois, un cheminement de Berck à Lourdes, à la rencontre d’une autobiographie future, ancienne et fugitive.

La recension ici présente est une recension nécessairement incomplète. "J’avais proposé à Maud Kristen, voyante, de prédire mon futur, afin d’aller à sa rencontre, de le prendre de vitesse." Le lundi 17 mai 2005, les cartes de la voyante Maud Kristen ont envoyé Sophie Calle (née à Paris en 1953), à Berck   . Le 6 janvier 2006, Maud Kristen envoie Sophie Calle à Lourdes, "rencontrer la Vierge, mère pleine d’amour, pour renouer le fil de [son] histoire". Les deux premiers titres de la trilogie, qui sera complétée par un Où et quand ? – Nulle part –, dont la parution est prévue à l’automne 2009, reposent eux-mêmes sur un élément manquant, un timide "Quoi ?" émis par l’artiste, auquel le spectateur de l’exposition ou le lecteur des livres ajouteraient très volontiers : "Pourquoi ?".

Prendre le futur de vitesse

Les deux premiers titres reposent sur un faux départ   , envisagent de fausses pistes   , suggèrent d’improbables missions : "Maud s’empare d’une carte de France : Lourdes, Hautes-Pyrénées. Les cartes : Vous allez devoir marcher. Maud songe à m’y faire aller à pied."   et proposent avant tout un parcours itératif et sentimental au sein duquel film vidéo (sur le DVD de "Mémé", personnage berckois), photographies, planches sur papier transparent et opaque, et textes enfin unissent leurs moyens pour outiller délicatement les deux voyages de Sophie Calle.

Les récits de Berck puis de Lourdes sont écrits au présent. Les deux livres s’associent autour de l’injonction future, rédigée au passé, lancée par la collaboratrice : "À la rentrée, on recommence."   L’agenda des dates et des heures balise, comme dans L’hôtel   ou d’autres livres de la plasticienne, une circulation de la photographie au texte, sans confusion pourtant avec le questionnement diffus qui anime son parcours, en s’inscrivant pour ainsi dire dans une autre temporalité : "Quelle faute dois-je expier ?"   , "Comment avez-vous eu de la chance dans votre malheur ?"   , "Vous parlez à votre ange gardien ?"   . Les deux livres se lisent ainsi seul à seul tout autant qu’en regard.

À l’avenir, on sait jamais

Depuis le début des années 1980, Sophie Calle se met en scène ; elle raconte, dans ses rituels autobiographiques, sa vie comme une histoire. Y en a-t-il davantage ici qu’ailleurs depuis presque trente ans ? Après "s’être exposée", en 2003-2004, au Centre Pompidou   , en reprenant des travaux anciens comme les tout premiers Dormeurs (1979), pour un mnémonique et rétrospectif "Comment je suis devenue artiste", puis à Paris, en 2007, avec Prenez soin de vous, interprété 107 fois   , Sophie Calle expose actuellement en chiasme, "Calle Sophie", au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (du 27 mai au 13 septembre 2009). Dans l’intervalle, s’interpose le parcours de Où et quand ?, à la galerie Perrotin   , et l’édition des livres.

Rien de neuf ? "Je" autobiographique, récit et photographie intimes et documentaires, autoportraits (au "halo doré" sur polaroïd ; au téléphone portable ; au miroir en pied et flash (hôtel Au Bon Abri, Berck-Plage) ; à la vitre de train), empreintes dialoguées sur papier calque, reprise rituelle de la quatrième de couverture, qui emmène son lecteur de Berck à Lourdes, allers et retours. Rien de neuf. À moins que le rituel ne prenne forme, une fois encore, qu’à ce moment éditorial et public, où la logique propre au livre succède à la manifestation, à l’installation et à l’accrochage.

Le principe de médiation à l’œuvre dans le travail de Sophie Calle est présent dans Où et quand ?, 1 et 2, à la condition préalable et éventuellement suspensive que la voyante, Maud Kristen, joue le jeu "de l’obéissance"   . À Berck, en compagnie de Mémé, cela recommence : "Donne-moi tout ! Ben oui, en te disant "Donne-moi tout" je te commande. – Moi, j’aime bien quand on me commande. – Ah bon ?" Aux ordres, Sophie Calle écrit de cette façon chapitrée une "histoire vraie"   , en disposant, comme ces roses rouges offertes sur la plage à deux frères morts à la guerre, aimant les bateaux et les défis, l’infra-ordinaire et le sacré côte-à-côte.

La démarche narrative des deux livres pourrait être guidée par la perspective donnée déjà auparavant aux visites rituelles de la Filature (1981 et 2000) : "[se] familiariser avec les lieux." À Berck, Sophie Calle se familiarise méticuleusement avec une topologie de la coïncidence ; à Lourdes, l’artiste rencontre le miracle inversé de l’absence.  La quête d’une "disparition" (celle de la mère, qui sera par la suite filmée sur son lit de mort ; celle du reflet ; celle de l’amie ; celle de la Vierge) s’organise ainsi vers un final aporétique, un "n’importe où" qui inviterait donc au prochain nulle part. L’objet livre conçu chez Actes Sud se feuillette ainsi linéairement, avec l’invitation supplémentaire à palper effectivement une certaine évanescence ponctuelle et progressive du papier (transparent, vert et bleu). Le lecteur écoutera Mémé tirer Sophie Calle par la main, et puis guettera l’apparition des icônes à travers cette modulation des couleurs. De même que l’encre bleue se diffuse progressivement des lettres aux pages, de même s’étoffe le témoignage de Sophie Calle, littéralement embarquée dans l’exploration spatiale et esthétique des mille et une guérisons imaginables du corps et de l’âme : "T’as un rhume ? – Non. – À l’avenir on verra ça, on sait jamais."   Du trivial au poétique, aller et retour