Comprendre et mesurer : oui, mais pour mieux critiquer

La France a longtemps cru que son histoire, c’était un peu celle racontée par Coluche, celle d’un mec, "normal, quoi, un Blanc.". Et puis voilà qu’en quelques années, on se rend compte que c’est aussi l’histoire de plein d’hommes et de femmes, pas toujours perçus comme "normaux". Et on met des mots là-dessus. Un, surtout : discriminations.

C’est l’histoire et l’actualité de tous ces hommes, de toutes ces femmes, et de ces comportements que l’ouvrage "Discriminations : pratiques, savoirs, politiques", dirigé par Eric Fassin et Jean-Louis Halpérin et édité par la HALDE tente, avec un certain succès, de conter.

Que dit cet ouvrage au "public non-spécialisé", sa cible avouée ?
Il dit d’abord ce qu’il entend par discriminations. Un "traitement inégal fondé sur un critère illégitime"   . Puis il condense, en douze articles, d’une part une histoire juridique et sociale des discriminations en France et d’autre part une analyse méthodologique des discriminations et de la lutte contre celles-ci. Par là même, il défend une double approche globale : des dimensions du phénomène, et des méthodes de mesure.

La France et la discrimination

C’est là l’histoire de la prise de conscience tardive d’un phénomène ancien. Ainsi, bien que le vocabulaire spécifique lié à ce phénomène soit déjà galvaudé, il ne s’est développé que dans les années 1990 en France. Eric Fassin introduit de cette manière le sujet et montre comment l’idéal républicain y nourrit une résistance particulièrement forte dans la période de guerre froide.

Comment est ensuite venu le changement ? Didier Fassin distingue trois facteurs : les acteurs sociaux, les institutions européennes et les mutations propres de la société française. C’est l’aspect européen, et en particulier juridique, qui est le plus développé. Initialement, le droit dit "européen" issu de la Convention européenne des droits de l’homme, puis progressivement celui dit "communautaire" émanant des institutions de la Communauté devenue Union, ont largement contribué à l’introduction d’une philosophie et de mesures anti-discriminatoires dans le système juridique français. Malgré tout, ces mesures restent peu connues des Français.

Défendant une prise en compte de tous les phénomènes de discrimination, l’ouvrage ne tente pas pour autant d’être lui-même exhaustif. Focalisé sur les discriminations raciales et sexuelles, il recèle un certain nombre de récits qui donnent une idée de l’évolution des réalités et des mentalités en France, et des progrès qui restent à faire. En particulier, la mise en parallèle des discriminations raciales et sexuelles permet de montrer comment l’évolution des mentalités sur la discrimination hommes/femmes a pu influencer le regard sur les minorités visibles.

Mesurer et lutter : avec ou sans données sensibles ? Une histoire de statistiques

Beaucoup reste à faire, et sur tous les plans, les auteurs ne s’en cachent pas. L’ordre politique et le monde du travail révèlent la persistance de réalités discriminatoires, et la mesure même du phénomène est au centre du débat - l'ouvrage paraît notamment au moment où la polémique sur les "statistiques ethniques" bat son plein, relancée par Yazid Sabeg. Roxane Silberman, après avoir souligné d’une part l'apport des grandes enquêtes dans la compréhension du phénomène discriminatoire à l’échelle nationale et d’autre part l'identification des évolutions et des persistances dans le temps, souligne à quel point cet intérêt sera réduit à mesure que les données utilisables aujourd'hui (pays de naissance et nationalité de la personne et des parents) en diront de moins en moins sur les caractéristiques potentiellement discriminées de la personne.

Alors, mieux vaut-il prendre le risque de faire confiance à des garde-fous (anonymat, sélection des caractéristiques par les personnes interrogées, étanchéité des organes contrôlant les données,...) pour garder une idée précise du phénomène discriminatoire, ou prendre les devants pour éviter le développement d'une vision de la France basée sur des catégories ethniques?

Les auteurs n’apportent pas de réponse claire et unanime mais soulignent que la statistique ne pourra rester le seul outil de diagnostic de la discrimination; les récits historiques comme les nombreuses anecdotes de l'ouvrage donnent chair à la réalité du problème. On dit parfois qu’un chômeur c’est un drame humain, tandis que 3 millions de chômeurs c’est une statistique. Ce qui a de vrai que la statistique seule désincarne la réalité. Or les discriminations ne peuvent être combattues si on ne leur donne une image. Il est tout à fait possible de raconter l'histoire de Sofyane, jeune Maghrébin rejeté par un employeur dès lors que son nom apparaît dans le processus de sélection. Mais il reste polémique de catégoriser des dizaines de Sofyane selon leur origine et de créer des fichiers relatant leur parcours.

De manière générale, ce sont ainsi les discriminations raciales à l’embauche qui sont au cœur des réflexions. L’ouvrage s’attarde sur la question du monde de l’entreprise et du marché du travail, sous un angle historique et actuel, la discrimination à l’embauche exposant certains plus que d’autres au chômage. Les auteurs exposent leur point de vue et proposent des éléments de solution, tout en gardant comme but la volonté de donner un cadre de compréhension.

La comparaison internationale sur laquelle se termine l’ouvrage complète utilement des articles centrés sur la France. Au final, cette série pourrait être complétée par une vision critique des politiques d’entreprises en matière de lutte contre les discriminations. Combien ont inscrit "diversité" au fronton de leurs valeurs ? Au-delà de cet affichage, celles qui communiquent le plus sont-elles celles qui font le plus et le mieux ? Cette connaissance "micro" des réalités et des actions menées constitue assurément un champ d’investigation à approfondir