François Dubet fait le point sur ce qu’il reste des « sociétés »  et appelle à un renouveau de l’ambition sociologique.

« Longtemps j’ai cru vivre dans une société. » L’incipit proustien du dernier ouvrage de François Dubet place d’emblée la réflexion du sociologue sous le signe du deuil ; deuil de « la société », et partant, d’une certaine idée de la sociologie.

En effet, la crise des institutions et de l’Etat-nation a fini de décomposer la structure sociale qui conférait son identité à l’idée de « société », tandis que l’hégémonie théorique de l’interactionnisme symbolique et de l’école des choix rationnels a mis sous l’éteignoir les « suprêmes théories ». Signe fort de cette évolution, les concepts d’« intégration », de « classe » et d’« institution », pierres angulaires des sociologismes durkheimiens, marxiens et parsoniens, ont fait place nette aux notions plus plastiques de « cohésion », de « culture de masse » et de « capital social ». On aurait tort de minorer l’importance de ces glissements sémantiques. Car au-delà de l’invalidation de « la société des sociologues » en tant que « théorie du système, explication des conduites et récit historique »   , ils révèlent une remise en cause du projet sociologique. Aussi, s’ils n’y prennent garde, les sociologues pourraient-ils dans un avenir proche se voir cantonner à la « description des trous de la cohésion » et à l’étude de « ce que l’économie laisse encore de côté. »   En réaction à cette annexion théorique, François Dubet réaffirme le « désir d’expliquer ensemble la vie sociale et le fonctionnement des sociétés dans lesquelles nous vivons »   .

Proroger l’ambition sociologique sans rien céder aux vieilles lunes positivistes qui ont longtemps (jusqu’à Pierre Bourdieu ?) imposé la dévotion intellectuelle à l’idée-totem de « société » nécessite de solides arguments. Pour construire sa démonstration, François Dubet en appelle au caractère « social » des logiques de l’action, à la persistance d’effets de domination et à l’omniprésence de la notion de « société » dans le discours critique. Cette « moyenne théorie », inévitablement hétéroclite, repose toute entière sur un principe : la nécessité de partir de l’action et de l’expérience des acteurs.


De l’expérience des épreuves : action, domination et critique

Afin d’en convaincre le lecteur, l’auteur va jusqu’à faire sienne la rhétorique johannique : « au commencement était l’action »   ; aujourd’hui peut-être encore plus qu’hier. Car « quand l’unité de la vie sociale n’est pas donnée par la société, par l’adéquation du système et de l’action, d’une structure et d’une culture, la sociologie doit partir de l’individu, de la façon dont il métabolise le social et dont il le produit »   . Raisonnement d’une simplicité biblique : lorsque « la société » s’efface, l’individu prend le relais, contraint et forcé d’expérimenter et d’improviser là où le collectif réglait et commandait ses conduites. De ce point de vue, l’ « expérience », peut être considérée comme l’alpha et l’oméga de l’analyse sociologique : son commencement, puisque l’acteur ne peut compter que sur ses propres ressources pour palier à l’absence de schèmes sociaux stables ; mais aussi sa fin, étant donné qu’aucune expérience n’est dissociable des contraintes propres à l’environnement dans lequel elle prend forme. Cette ambiguïté de l’ « expérience » n’est autre que celle de l’action : à la fois produit d’une stratégie et reliquat de programmation, découlant d’un processus de subjectivation et corrélat de structures de domination.

A ce stade de la réflexion, une question affleure : comment penser ensemble avènement du sujet et prolongation de la domination ? Car de deux choses l’une : soit les institutions sont en crise et dans l’incapacité de pérenniser les logiques archaïques d’exploitation et d’aliénation ; soit cette emprise demeure et s’exerce par des biais indéterminés. Afin de dissiper ce mystère, François Dubet suit les traces des « épreuves sociales », « effets de compositions bien plus que […] structures collectives » et plus court chemin allant des « expériences » aux « sociétés ». Car « surmonter une épreuve, ce n’est pas seulement franchir un obstacle, c’est être capable d’agir et de maîtriser son expérience dans les conditions imposées par la société »   . Une fois empoigné ce fil théorique, le sociologue le déroule jusqu’à découvrir un modèle de « bonne société » : « celle qui répartit équitablement les épreuves et, surtout, celle qui permet aux acteurs d’y construire les expériences »   .

Conscient de la charge normative de toute théorie, F. Dubet préfère l’expliciter plutôt que de l’ignorer. Raison pour laquelle le discours scientifique se colore ici d’une teinte morale : « Derrière les interactions, la multitude des stratégies et des représentations, il nous faut défendre l’idée de société car, non seulement il faut des règles, des mœurs et des cultures qui nous précédent, mais aussi parce que les individus se heurtent à des forces de domination qui sont la manière dont ils éprouvent objectivement le fait d’être dans une société »   .

De ce point de vue, la capacité d’indignation et l’ensemble des discours critiques méritent la plus haute attention, en tant que représentations des modes opératoires, toujours complexes et métissées, par lesquels les acteurs s’immiscent et de se confrontent « aux sociétés ». Sur cette base, F. Dubet dégage « trois grands principes de mérite », présentés comme le revers normatif des « logiques d’action ». Les appels à l’« égalité » peuvent ainsi être interprétés comme une marque d’appartenance communautaire ; les discours touchant au « mérite » traduisent quant à eux une action conçue comme participation à une compétition ; alors que l’« autonomie » signe la revendication d’une subjectivité pleine et entière.

Ici encore, tout dogmatisme est proscrit. Il s’agit moins de déployer un modèle théorique épuré mais déconnecté de la réalité sociale, que de rendre justice à la superposition des principes, à la contradiction fondamentale de la « société des individus »   . On ne s’étonnera donc pas que le sociologue consacre d’importants développements à des objets impurs tels que les « routines », « l’argent », les « médias »…

In fine François Dubet se livre à un éloge du « travail des sociétés » ; à ce processus toujours complexe, réflexif et vulnérable, que la sociologie, en tant que pendant compréhensif de l’ethos démocratique, se doit d’accompagner. Et le sociologue de conclure : « Quand il n’est plus question de défendre les sociétés comme des systèmes tout-puissants, il faut mettre à jour cette production chaotique, dévoiler ses zones d’ombre, rappeler que, devenus pleinement modernes, nous nous produisons véritablement nous-mêmes. En faisant ce travail, la sociologie est un exercice démocratique rationnel, elle peut être une manière de ne croire ni aux chimères de la société, ni aux vertiges de sa disparition. Peut-être aussi peut-elle nous aider à rendre le monde social plus vivable qu’il ne l’est en renouvelant nos catégories et nos pensées politiques »  
 

 
Continuer à faire de la sociologie

Disons le tout net : le livre de François Dubet est salutaire. Et ce, pour (au moins) deux raisons. En premier lieu, il relance un débat que la sociologie ne semble plus pouvoir éluder. Car si l’on ne peut adhérer à la rhétorique de la crise d’une discipline jouissant d’un magistère dont on peine à trouver des points de comparaison dans sa « brève » histoire (guère plus de 150 ans, soit infiniment plus jeune que ses consoeurs Histoire, Géographie ou Economie), force est de constater qu’elle est tiraillée par une dynamique contradictoire, oscillant entre contraction et dilation. D’une part, une majorité des sociologues se sont détournés des vastes fresques sociales pour mieux se consacrer à l’étude spécifique de leur objet, se heurtant aux inévitables apories que ne manquent pas de susciter l’hyperspécialisation au sein de l’espace public. D’autre part, des tentatives de dépassement de la tradition sociologique (rétiologie, associologie, futurologie, gender studies…) ont mis à mal l’héritage des pères fondateurs. De ce point de vue, on peut savoir gré à François Dubet de tracer avec autorité de nouvelles perspectives pour sa discipline, qui ne sacrifient ni la rigueur empirique, ni l’ambition théorique, pas plus qu’elles ne versent dans la nostalgie béatifiante ou l’abattement convenu.

A cette première vertu s’ajoute la volonté de l’auteur de rompre avec une tendance lourde du paysage intellectuel, manifestée avec une acuité toute particulière dans l’analyse du social. A l’heure où E. Goffman et J.-C. Kaufmann sont des succès tant de bibliothèques que de librairies, que Mancur Olson et Raymond Boudon sont entrés au panthéon de la sociologie et que l’organologie économique s’est imposée comme un horizon théorique indépassable, François Dubet rappelle qu’il existe d’autres outils d’interprétation de la vie sociale que les concepts d’ « interaction », de « choix rationnels », de « marché », de « capitaux » et de « régulation », surexploités par sa corporation selon un mécanisme de balancier post-holistique.


Dubet/Bourdieu : parcours croisés
 
C’est la force et la faiblesse de l’ouvrage. Car si François Dubet s’attarde par un effort didactique méritoire sur les facteurs objectifs invalidant la catégorie classique de « société », il accorde peu de place à l’analyse des raisons subjectives de ce renoncement théorique. Or, si tant est qu’on reconnaisse quelque pertinence à l’idée selon laquelle les théories recouvrent un enjeu normatif, on pourrait interroger les « bonnes raisons » qui ont motivé une majeure partie de la profession à troquer Le suicide et Le capital contre Mise en scène de la vie quotidienne et Studies in Ethnomethodology.
 
Interrogation qui ne manquerait pas de mettre en lumière un parallélisme troublant entre le tournant néolibéral des années 1970   et l’inflexion de tout un pan des sciences sociales. Si cette piste n’est pas explorée plus a fond, c’est peut-être aussi parce que son auteur y fut pleinement associé. Pareille allégation semble bien aventureuse concernant le compagnon de route d’Alain Touraine, scrutateur infatigable de l’univers scolaire, guettant avec opiniâtreté depuis plus de trente ans l’avènement du suppléant à la classe ouvrière comme moteur d’historicité. Il n’en reste pas moins que son œuvre est toute entière traversée par une option théorique forte ; ne plus questionner systématiquement la « structure » afin de mieux considérer l’acteur et ses ressources d’action. En faisant de l’ « expérience » la matrice de la production sociale   , François Dubet joua lui aussi l’individu contre la société.

A cet égard, on pourrait s’attarder sur l’improbable inversion des trajectoires de Pierre Bourdieu et de François Dubet. Alors que le premier n’a cessé d’affirmer l’emprise des structures sur les individus (y compris pour appeler ces derniers à la révolte), il s’est évertué au terme de sa vie à restaurer la dignité de la souffrance humaine, dignité que son génie théorique avait contribué à bafouer. Suivant un chemin inverse, F. Dubet a longtemps rendu hommage à l’ingéniosité individuelle, au bricolage permanent sans lequel le sujet ne pourrait assurer sa survie sociale, pour finalement affirmer, contre Bruno Latour   , Judith Butler   , et bien d’autres, l’impérieuse nécessité du « travail des sociétés ».
 
L’ironie de ces parcours croisés explique sans doute qu’ils se recoupent en une curieuse synonymie identifiant « habitus » bourdieusien et « expérience » dubetienne. Toutes deux sont produit et production, invention et domination, adaptation et reproduction… Toutes deux rendent comptent en creux de l’ambiguïté de pensées en mouvement, qui rend prégnante une fragilité théorique touchante car profondément humaine. En effet, de la même façon que l’ « habitus » n’expliquait qu’imparfaitement les accidents du « champ », l’ « expérience » peine a offrir une clé de compréhension pleinement convaincante du tout social.
 
Comment expliquer pareille défaillance chez nos « meilleurs » sociologues ? La conclusion et le titre de l’ouvrage de François Dubet nous offrent une piste de réflexion : la finalité thérapeutique de la théorie. Car c’est moins d’un temps perdu dont nous entretient François Dubet que de l’urgence à panser-penser les plaies d’un monde social en mutation. Mais le social répond à d’autres impératifs que ceux de la pensée. Réclamant instamment des réponses, il ne laisse pas toujours au théoricien le temps des vastes réagencements théoriques que la validation logique requiert. En cela, l’auteur tient moins de Proust que de Freud. Le rapprochement pourra étonner. Il existe pourtant plus indigne filiation.