Un ouvrage de circonstance sur le sujet des mères porteuses qui ne pose pas les questions de la bonne manière.
"J’éprouve un certain dégoût à devoir argumenter pour dire pourquoi il est indigne de demander à une femme de mettre son ventre à la disposition d’autrui" . Dès la deuxième page de l’introduction, le lecteur est averti : c'est avec une absence de volonté d'argumenter sur ce sujet que ce livre sur la gestation pour autrui est écrit. Toute la suite le confirme. Il faut donc reconnaître l’extrême honnêteté de l’auteur : il ne s’est pas agi ici d’argumenter, de réfléchir mais au contraire d’exprimer une répugnance, une volonté farouche de ne pas poser les problèmes sereinement, en un mot un authentique refus de penser.
Les règles élémentaires de la rigueur intellectuelle n’y seront donc pas respectées, les réquisits de l’argumentation y seront bafoués, la réflexion en sera absente. Sur 134 pages, Sylviane Agacinski parvient à ne rien dire, force est d’admirer la performance. Une telle prouesse ne s’invente pas, il faut de l’entraînement. Il faut savoir – avec brio – éviter les questions et aplanir les problématiques. Bref, il faut être un champion de la rhétorique creuse et convenue tout en laissant croire, à coup de citations déplacées ou extraites de leur contexte, que l’on est philosophe.
Entendons-nous bien, ce ne sont pas les opinions ou les sentiments de Sylviane Agacinski qui nous déroutent. Après tout, elle peut bien ressentir ce qu’elle veut et cela pourrait même être justifié. La question est ailleurs. Il s’agit de pointer le fait qu’une philosophe expose, sans le moindre souci, ses humeurs et ses avis et jamais rien de plus. Est-ce bien là la fonction du philosophe ? N’est-il qu’un pourvoyeur de vagues intuitions ? Doit-il se contenter de dire ce qu’il ressent dans son for intérieur ? Il est certes vrai que l’auteur affirme aussi que "la philosophie s’accorde, au fond, avec le sens commun". Ainsi notre auteur délivre quelques propositions riches d’enseignements, notre préférée étant celle-ci : "Il n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’une femme est un être humain." Accordons aussi une mention spéciale à cette autre : "L’existence de l’adultère, par exemple, ne signifie pas qu’il faille instaurer la polygamie." Devant tant de pertinence et de perspicacité, on est en droit de se demander à quoi servent les philosophes.
Dès le premier chapitre, l’auteur trace à très gros traits l’histoire de l’esclavage et plus particulièrement de la servitude des femmes. Il ne s’agit pas alors de montrer en quoi la pratique des mères porteuses peut être considérée comme une forme de servitude mais au contraire, en partant d’un tel postulat, de souligner à quel point une telle pratique est répugnante. Outre ce parallèle réitéré et martelé avec l’esclavage, Sylviane Agacinski s’emploie aussi à rapprocher la gestation pour autrui de la prostitution, de l’inceste ou même des Lebensborn , forçant ainsi des liens et semant le trouble là où l’on pourrait être en droit d’exiger un brin d’analyse et quelques distinctions. Juxtaposer les images, organiser un patchwork d’idées reçues, mêler les problématiques est en effet le meilleur moyen de maintenir le flou dans le raisonnement.
L’auteur emploie d’autres techniques encore pour perdre le lecteur. Ainsi l’enfant qui doit sa conception à l’assistance médicale, à la procréation, quelle que soit la technique utilisée – insémination, fécondation in vitro, … –, est systématiquement appelé "l’enfant fabriqué".
Et à force de répéter cette expression, elle finit par se convaincre (mais sans convaincre qui que ce soit d’autre) qu’un tel enfant est assimilable à une marchandise, à un produit de ce qu’elle appelle "l’industrie procréative" laquelle engendrerait un monde où il est question de "fabrication d’embryons et de production d’enfants à la demande" .
S’ensuit alors une réflexion bien sibylline sur le don, et en particulier le don érotique de soi qui "est déjà un don corporel, puisqu’il engage le transfert de substances d’un corps à l’autre" . Propos étrange assurément qui présente une version très incarnée de l’érotisme. On apprend aussi à l’occasion comment s’organise le don dans un couple amoureux : "Le sperme est donné à la femme par l’homme, alors que l’enfant est "donné" par la femme à un homme" où l’on comprend que l’enfant est un peu comme le contre-don du sperme. Sylviane Agacinski conclut ce chapitre consacré au don de soi en affirmant que "[…] dans les procréations médicalement assistées, la part du don se trouve délibérément effacée", ce qui ne peut que laisser perplexe. Car, tout bien pesé, la procréation médicalement assistée, en organisant le don de gamètes destinés à des projets parentaux, pourrait bien être comprise comme la reconnaissance de ce don essentiel pour l’humanité, selon l’auteur, qui fait de l’enfant le contre-don du sperme. Jouant des raccourcis, elle n’hésite d’ailleurs pas à écrire : " […] en portant l’embryon de sa sœur, une femme reçoit, d’une certaine façon, le sperme de son beau-frère" pour souligner le caractère incestueux de la gestation pour autrui.
Bien des points de ce livre sont troublants, il faut en convenir. Certaines sentences ne laissent pas de déconcerter. Aussi avons-nous du mal – il faut l’avouer – à saisir le sens exact, la portée et les justifications de quelques (nombreuses) phrases. A titre d’exemple, S. Agacinski affirme que l’"On juge "injuste" que les femmes puissent porter les enfants et pas les hommes […]" et l’on aimerait bien savoir qui exactement souligne cette injustice. De même lorsqu’elle s’interroge : "Or, si le don de gamètes contribue à donner la vie, n’est-ce pas à l’enfant qu’il est destiné avant tout, puisqu’il lui donne son existence ?" , nous avons du mal à comprendre comment un don de gamète pourrait être destiné à l’enfant plutôt qu’aux futurs parents porteurs d’un projet parental. Mais c’est sans doute là un effet de cette rhétorique qui entremêle sans sourciller divers ressentis à propos d’objets qui n’ont rien à voir entre eux.
On pourrait s’arrêter à ce point et simplement souligner à quel point ce livre n’a rien à voir avec un essai sérieux et réfléchi. Mais nous sommes à la veille de la révision des lois de bioéthique et la question de la gestation pour autrui risque d’être au cœur des débats organisés autour de ladite révision. Il n’est dès lors peut-être pas inutile de souligner – étant donné l’important rayonnement médiatique de Sylviane Agacinski – que certains ouvrages de circonstance comme celui-ci sont propres à empêcher qu’un réel débat, calme, éclairé, informé, serein et honnête, puisse s’instaurer. "J’aurai atteint mon but si, avec ce livre, j’ai contribué à éclairer, ne serait-ce qu’un peu, les formes d’aliénation où peuvent conduire la confiance illimitée dans le pouvoir technologique et la confusion entre la vie intime et la sphère du travail social" . C’est très exactement l’inverse qui se passe après la lecture de ce livre : les intuitions les moins avisées s’en trouvent renforcées et les idées reçues les mieux ancrées y sont glorifiées. Est-ce ainsi que nous parviendrons à maîtriser l’immense pouvoir biotechnologique dont nous disposons aujourd’hui et à assumer l’importante responsabilité qui en découle ? Nous ne le pensons pas