Zenoni éclaire l’institution psychiatrique aux lueurs de la psychanalyse pour dégager de nouvelles pratiques dans la clinique de la psychose et cerner le réel propre à l’homme.

A quoi la psychanalyse sert-elle encore ? Qu’a-t-elle à nous enseigner ? Au-dehors des murs bourgeois et des divans confortables des cabinets des analystes, a-t-elle une quelconque portée ? L’éclairage théorique de Freud et, pire encore, celui de Lacan – souvent dépeint comme un verbiage intellectualisant et daté – ont-ils une prise concrète sur le monde en général et sur celui de la santé mentale en particulier ?

Le livre d’Alfredo Zenoni ne se présente pas comme un essai dont la thèse parviendrait à clouer définitivement le bec aux ennemis de l’inconscient. Il ne répond à ces questions qu’avec la modestie extrême d’un lecteur attentif des textes de Freud et de Lacan. En reprenant une série d’articles simplement écrits au fil d’une réflexion théorique en regard d’un travail en institution psychiatrique, l’auteur prend moins la défense de la psychanalyse qu’il n’en pointe la force et la rigueur par touches successives aussi précises que précieuses. Pas à pas, Zenoni s’empare des principaux concepts de la théorie analytique pour leur faire respirer un autre air que celui de la plainte des névrosés. Il montre que l’originalité de l’écoute analytique permet de diriger le traitement de ceux pour qui le réel de la société est devenu complètement insupportable, impraticable : ceux dont le mal-être est si grand qu’ils finissent par en perdre l’évidence du monde. Les institutions psychiatriques, telles que celle où Alfredo Zenoni a travaillé de nombreuses années, ont pour tâche d’accueillir des sujets ravagés par la douleur et l’angoisse afin de les mettre à l’abri, de les aider et de les héberger. Face à ceux qui ne savent plus qui ils sont et où ils sont ni qui s’adresse à eux et pourquoi, la psychanalyse, en prise directe sur la folie, offre un cadre apaisant qui, cependant, n’hésite pas à contrecarrer bonnes intentions, bonnes volontés et bons sentiments.

Ainsi, d’entrée de jeu, le psychanalyste note que la prise en charge de la psychose relève, avant tout, d’un devoir social. L’institution psychiatrique existe davantage pour rencontrer et accompagner que pour guérir. Avec cette remarque, Zenoni tourne le dos aux idéaux thérapeutiques et éducatifs en même temps qu’il destitue le psychanalyste de toute position de survol. L’auteur estime, en effet, que la première particularité du travail en institution consiste pour le thérapeute à sortir de son cabinet pour s’ouvrir, avec l’ensemble des membres de l’institution, au savoir analytique. L’orientation analytique n’est plus réservée aux temps arbitraires d’une séance mais guide à chaque instant les gestes et les mots de toute une équipe d’intervenants, inaugurant de la sorte une véritable "pratique à plusieurs". Dès lors, chacun devient un rouage possible et essentiel du traitement de la psychose. Donc, pour rencontrer les cas qui se présentent à l’institution dans leur singularité, mieux vaut pour le psychanalyste prendre la place d’un apprenant devant la psychose plutôt que celle du guérisseur.

Renoncer à la morale qui voudrait soigner à tout prix trace la voie d’une éthique nouvelle qui permet d’envisager la folie non plus comme une maladie mais comme une source d’enseignement pour l’homme. En ce sens, la psychanalyse ne vise pas à éradiquer ou redresser la folie comme s’il s’agissait d’une erreur de la nature : "La folie, au sens clinique, est donc moins l’effet de l’intrusion d’un élément étranger dans la structure anthropologique de l’être humain que le révélateur des éléments qui la constituent, le phénomène qui permet d’en laisser voir les composantes spécifiques".   Ainsi, la folie ne dévoile-t-elle pas une méconnaissance de la réalité mais bien un "excès de réalisme".   La perspective que construit Zenoni à partir de l’enseignement de Freud et de Lacan s’avère d’autant plus éthique qu’elle s’abstient non seulement de juger ceux qui sont généralement exclus mais qu’elle les présente comme des sujets à part entière qu’il ne faut en aucun cas déresponsabiliser et qui méritent un traitement à l’écoute de ce qu’ils sont et non pas de ce qu’ils devraient être.

D’ailleurs, Zenoni rappelle très bien que le réel qui intéresse la psychanalyse n’est pas un espace neutre et également partagé de tous. Le réel est constitutivement habité de troubles qui s’avèrent fonctionnels à l’être humain. Du coup, le propre de l’homme serait moins la bonne santé ou le plaisir que ce que Zenoni, à la suite de Lacan, appelle la "jouissance". Cette jouissance constitue une expérience répétée d’excès, d’au-delà du plaisir, qui provient de notre inscription dans le champ du langage et qui nous différencie radicalement de l’animalité. Au fond, explique l’auteur, si nous nous distinguons des animaux, c’est moins par nos capacités cognitives que par notre aptitude à souffrir de façon répétée à cause du langage et à agir, voire à passer à l’acte, en raison de notre insertion dans ce même langage. Si pour la plupart d’entre nous les mots ont la fonction de mettre à distance, de séparer, de protéger de la jouissance, pour d’autres, la jouissance fait retour dans le réel de manière dévastatrice. Dans ce cas, le langage ne sert plus de protection mais se fait persécuteur à même le corps.

Avant de prétendre à une quelconque disparition d’éventuels symptômes, il s’agit donc de prendre en compte la manière dont le sujet est habité par cette jouissance, saisir les coordonnées de son insertion dans le langage. C’est ce double préalable qui déterminera l’orientation du traitement et qui permettra d’essayer de rebrancher les sujets psychotiques avec le monde. Au lieu de passer par les lois universelles des diagnostics et des thérapies qui vaudraient pour tous (les mêmes activités, les mêmes traitements, les mêmes interventions pour tous et aux mêmes rythmes), Zenoni raconte comment le psychanalyste avec son équipe s’efforce de trouver pour chaque sujet des pistes de travail, des possibilités d’activités  permettant de le soutenir dans son quotidien.

C’est parce que le psychotique est confronté à une absence d’unification du monde, parce qu’il n’en saisit pas tous les tenants et aboutissants langagiers qu’il faut trouver avec lui une solution subjective qui puisse l’aider à se maintenir dans le monde, à supporter le réel. A l’aide de nombreuses vignettes cliniques, Zenoni montre très concrètement comment suivre les propositions qui viennent des sujets eux-mêmes à la place de leur imposer une loi qui ne pourrait être vécue que comme persécutrice. Seules quelques règles qui valent comme "règles du jeu" valant pour tous – équipe thérapeutique y compris – sont  invoquées pour assurer la vie en commun au sein de l’institution. 

Ainsi, article après article, entre théorie et clinique, de nouveaux liens conceptuels et pragmatiques se tissent pour entendre ce qu’a à nous dire la folie, pour saisir la spécificité de chaque sujet dans son être, pour responsabiliser autrement l’institution et ceux qu’elle prend en charge. S’affirment alors, de manière humble mais décidée, les lignes d’une éthique désirante qui ne s’adresse pas seulement aux spécialistes du champ de la santé mentale mais à tous ceux qui veulent croire à autre chose qu’aux réponses autoritaristes et normalisées, à tous ceux qui souhaitent prêter oreille aux cris, aux chuchotements et aux mélodies qui habitent l’Autre scène : celle de l’inconscient.