À travers une analyse pertinente, William J. Thomas Mitchell revient sur les fondements d’une "science de l’image".

Si Iconologie traite de l’image, le lecteur n’y trouvera ni théorie générale sur la nature des images ni même le moindre tableau ou dessin illustratif. William J. Thomas Mitchell – professeur de littérature et d’histoire de l’art à l’université de Chicago – traite de la notion même d’image et invite le lecteur à se détacher de l’image comme réel positif dont notre œil serait le garant pour assister à "cet autre spectacle de l’image" : sa création, son fonctionnement, son pouvoir…

L’ambition de Mitchell n’est pas des moindres. Avec Iconologie – publié en 1986 et traduit pour la première fois en français – il cherche à fonder une "science des images". Son constat est le suivant : il n’existe pas d'iconologie à la mesure de ce qu'est la linguistique pour les mots, il n’existe aucune science des images d'une portée comparable et pourtant l'image imprègne, aujourd'hui plus que jamais, notre quotidien. Dans le même temps, il désamorce le spectaculaire de son projet en prévenant d’emblée que "l’étude générale des représentations" est une discipline qui "n’existe pas et qui n’existera jamais." Il s’explique : "si son unique apport était celui d’un exercice dédisciplinarisant rendant plus ardue la ségrégation entre les disciplines, son objectif serait atteint."   Plus de vingt après la première édition d'Iconologie, Mitchell considère que c’est chose faite : "l'étude interdisciplinaire des médias verbaux et visuels en est venue à former une composante centrale des humanités." Cette science des images repose sur quatre piliers fondamentaux, à savoir : le Pictural Turn qui désigne la généralisation contemporaine de médias purement visuels   ; la distinction Image/Picture qui caractérise la différence entre l’objet matériel qui peut être accroché sur un mur, et l’image qui relève d'une entité hautement abstraite ; la notion de Metapicture, c’est à dire chaque fois qu'une image exhibe une autre image   ; et la notion de Biopicture qui désigne le processus biologique du clonage   .

William J. Thomas Mitchell aime jouer. Il additionne les études critiques d’auteurs majeurs, retrace les querelles d’experts, restitue avec rigueur les théories générales sur la nature des images pour finalement subvertir toutes ces frontières austères au profit de "l’indisciplinarité» de l’image. Auteur indiscipliné, il hésite un instant à faire appel à Platon pour saisir ce que serait l’idée d’une image, mais il l’évacue rapidement et opte pour "une manière moins prudente d'aborder ce problème" qui va être de céder à la tentation d'une assimilation des idées aux images sans plus se soucier du problème de la récursivité de la pensée pour s’intéresser justement à "la manière dont nous dépeignons l’acte de peindre, dont nous imaginons l’acte d’imaginer ou dont nous nous figurons l’acte de figurer."  


L’image omniprésente

Dans Imagination, en 1962, Jean-Paul Sartre écrivait : "Autre chose est d'appréhender immédiatement une image comme image, autre chose est de former des pensées sur la nature des images en général." Former des pensées sur la nature des images, c’est précisément ce que W.J.T. Mitchell va s’efforcer de faire dans un premier temps. Iconologie est impressionnant de par l’ampleur conférée à la notion d’image qui y est définie comme un véritable langage, comme un ensemble de signes qui – par nature – ne sont pas transparents mais dissimulent au contraire "un mécanisme de représentation opaque, déformant et arbitraire, un processus de mystification idéologique."   Pour rendre les choses plus claires, Mitchell classe les images en cinq sous-catégories, à savoir : l’image graphique (peinture, sculpture…), l’image optique (miroirs, projections…), l’image perceptuelle (données sensorielles, apparences…), l’image mentale (rêves, souvenirs, idées…) et enfin, l’image verbale (métaphores, descriptions…). De manière générale, le but constant de l’auteur dans cette première partie va être de restreindre l’écart entre ces différentes catégories d’image en montrant que les images graphiques brutes ne sont pas plus stables que les images perceptuelles, mentales ou verbales mais sont le résultat "d'une interprétation d'ordre multi sensorielle." Par exemple, que penser d’un pétroglyphe indien du nord ouest américain représentant un aigle ? Est-ce la signature d'un guerrier ? L’emblème d’une tribu ? Un symbole de courage ? Ou simplement l’image d'un aigle ? Ici, Mitchell ne pose pas seulement la question de savoir ce qu'est une image mais élargit à la question suivante "Comment transforme-t-on les images et l'imagination qui les produit en pouvoirs dignes de croyance et de respect ?"((p.73) De même qu’il s’est efforcé de démystifier l’immédiateté de l’image graphique en montrant qu’elle résultait d’une approche multifactorielle, l’auteur fait appel à Wittgenstein, le "plus redoutable des penseurs de l'imagerie mentale de notre temps" pour démystifier l'image mentale qui ne doit pas seulement être pensée comme une entité immatérielle. Dans cette première partie, Mitchell ne délivre donc pas de théorie générale sur ce que sont les images mais montre la formidable étendue de l’idée d’imagerie en insistant sur la réciprocité et l’interdépendance des images mentales et physiques.



Image versus le texte : la guerre des signes

Mitchell présente une lecture critique de quatre auteurs ayant traité de l’opposition entre poésie et peinture. Couple conflictuel qui donne inévitablement lieu à une "querelle de signes" dans la mesure où chacun se positionne l’un par rapport à l’autre pour construire son essence propre en opposition à l’autre.  Mitchell prend d’emblée le contre pied du discours sur les "arts frères" qui se concentre sur des éléments de correspondance et de ressemblance entre texte et image, il rejette la construction d’analogie rassurante pour s’intéresser, avec Lessing, à ce qu’il y a "de faux et de vague" dans la comparaison entre peinture et poésie. Mitchell va donc développer un double argument. Premièrement, il n’y a pas de différence essentielle entre poésie et peinture, c'est-à-dire pas de différences inhérentes liées aux objets représentés, aux médias concernés ou aux lois de l’esprit humain. En réalité, dans une culture, cette opposition est construite afin d’organiser les qualités distinctives de l’ensemble des signes et symboles que cette culture utilise. Il ne s'agit pas seulement d'une lutte entre deux types de signes, mais d'un combat entre le corps et l’âme, entre la nature et la culture…Il y a en effet une tendance claire du couple  poésie/peinture à mobiliser une foule de valeurs opposées. Mitchell reconnait que dans une société qui est cernée par la photographie, le cinéma, la télévision, les jeux et l’infographie, l’opposition peinture/poésie peut avoir quelque chose d’obsolète, bien qu'elle reste la meilleure façon de traiter le rapport de l’image au texte. A travers l’étude critique de Nelson Goodman et de sa "grammaire de la différence", d’Ernst Gombrich qui tente de dégager la part du conventionnel et du naturel dans les arts picturaux, de Lessing qui calque l’opposition du texte et de l’image sur celle de l’espace et du temps et d’Edmund Burke, le lecteur a devant lui : "un panorama thématique des principales figures de la différence entre texte et image." Mitchell pose deux questions aux auteurs qu’ils convoquent : quelle est la pertinence des distinctions proposées ? Quels types de pressions historiques engendrèrent ces travaux et leur donnèrent autorité ?


L’image, mère nourricière des idéologies


Le point commun des quatre auteurs traités dans la partie précédente est que selon eux,  "l’image est le siège d’un pouvoir spécifique qui doit être contenu ou exploité"((p.235)). Cette dernière partie d’Iconologie est consacrée aux différents types de relations entretenues avec l’image : Iconophobie pour Burke et Lessing qui voient dans l’image un objet de peur et de dédain. A l’inverse Gombrich serait plutôt iconophile. Quant à Goodman, il s’étiquette lui-même comme iconophobe, portant, "la lutte du philosophe contre l’iconicité à son point de logique extrême". Plutôt que de continuer sur cette voie, c'est-à-dire une étude des critiques, des esthéticiens et des théoriciens qui ont tenté de légiférer sur les limites entre les arts et les frontières conflictuelles entre texte et image, Mitchell va se concentrer sur le rapport à l’image et opter pour une seconde alternative : "Je suggère ici que l’étude comparative des arts du verbe et des arts visuels gagnerait considérablement à faire de cette résistance un de ses principaux objet d’étude au lieu de la traiter comme un désagrément à surmonter." C'est-à-dire cerner les valeurs qui sont en jeu dans la transgression ou le respect des relations texte/image. Mitchell cherche à défamiliariser des pratiques familières pour mettre à jour les structures de pensée qui s’y cachent. La présence d’éléments visuels dans des textes et d’éléments textuels dans des images est une pratique qui doit être prise comme une transgression, un acte de violence qui implique véritablement "une incorporation de l’autre symbolique dans le moi générique"((p.241). Pour Mitchell, il ne s’agit donc plus d’établir une théorie "super-structuraliste" mais chercher justement à se libérer de cet intense désir d’unité, d’analogie, d’harmonie et d’universalité. L’iconologie doit réactiver des "images dialectiques" que Mitchell considère comme mortes et qui surgissent "à chaque fois que la nature des images en vient à former le sujet d’une réflexion philosophique." Ces super-images, ce sont : la caverne de Platon, les tablettes de cire d’Aristote, la chambre noire de Locke… Mais aussi le lapin-canard de Wittgenstein, les Ménines de Foucault, le Laocoon de Lessing… "Un des principaux objectifs de l’iconologie est de restaurer le pouvoir provocateur et dialogique de ces images mortes, d’insuffler une vie nouvelle dans des métaphores mortes […] qui façonnent son propre discours."((p.245)) Mitchell analyse alors ce que notre compréhension de l’image dit de notre inconscient idéologique. "Faire de la notion même d’idéologie le sujet d’une analyse iconologique."  

Iconologie est le premier livre de Mitchell traduit en français, il faut davantage le prendre comme une introduction méthodologique à ce que serait une "science des images", c'est-à-dire une sorte "d’étude générale des représentations" plutôt que comme un exercice pratique d’iconologie. Le projet est certes ambitieux et la lecture en est parfois fastidieuse étant donné la multitude de références d’origines très diverses mobilisées par l’auteur et les efforts développés pour fonder académiquement une discipline transdisciplinaire. Gageons cependant que ces visual studies seront accueillies à leur juste valeur en France et que d’autres traductions suivront