La géocritique analyse l'entrelacs du réel et de la fiction par la description d'un espace qui se dérobe et se reconfigure en une élaboration commune et mouvante.

Discipline méconnue et parfois incomprise, la littérature comparée a toujours été en partie un projet géographique. Née avec l’idée d‘État-nation, elle n’a cessé dans son principe même de s’interroger sur la porosité des frontières, les réseaux culturels, les points de passage, les lieux d’échanges, le partage du propre et de l’altérité. Le livre de Bertrand Westphal sur la géocritique en revient donc, quoique dans une perspective différente, à ce qu’il y a plus comparatiste dans la comparée, mais d’une manière qui en même temps démontre, si besoin était, que le sens du concret historique et géographique n’est jamais plus intéressant que lorsqu’il bénéficie d’un surplomb théorique et de présupposés clairement énoncés.

C’est même de convictions dont on pourrait parler : le livre présente une profession de foi, si l’on peut dire, post-moderniste (somme toute encore rare en France en dehors de la  forme post-colonialiste à laquelle d’ailleurs le livre se réfère sans s’y limiter) et un éloge de l’interdisciplinarité (poétiquement et joliment comparé à un "potlatch") dans lequel l’auteur ne craint pas de se confronter à l’épistémologie, à la philosophie contemporaine, à la théorie des systèmes et, bien sûr, à la géographie.


Les mutations d'une notion complexe

Le  point de départ du livre est la constatation, fréquemment avancée de la "révolution spatio-temporelle" qu’aurait progressivement connu le monde au XXème siècle, sur les plans scientifique (relativité et quanta), technique (compression spatio-temporelle due à l’unification par les transports et les communications), historique (la fin de la croyance au progrès à la suite de deux guerres mondiales) ou économique (le capitalisme global) : révolution dont le post-modernisme serait à la fois le reflet, la conséquence théorique et la "science". Cette mutation consisterait dans la prévalence de la synchronie sur la diachronie, en une désorientation générale dans laquelle temporalités et espaces multiples coexisteraient "archipélagiquement" sans hiérarchie préétablie, mais où l’espace serait la métaphore dominante (comme l’exprime à sa manière l’autodéfinition de l’époque comme mondialisation). On pourrait eventuellement objecter à cette approche le fait que beaucoup des effets de la multiplicité spatiale et temporelle mis en avant sont déjà actifs dans les représentations des périodes historiques antérieures (romantisme, modernisme), mais elle a le mérite, par cette contextualisation même, de ne pas s’éparpiller en s’absolutisant.

Il faut au contraire insister sur l’ambition de la démarche. L’espace est  évidemment une notion d’une grande complexité, rassemblant sous une même dénomination des objets très différents et eux-mêmes très différenciés : espace physique, espaces naturels, espaces humains (ruraux, urbains, domestiques), espaces symboliques à la Bachelard, espaces conceptuels (espace lisse/strié deleuziens). Il implique d‘autres notions tout aussi complexes à penser, tels les réseaux de transports ou de communications et appelle des motifs connexes réclamant une approche spécifique tels que le voyage, l’errance, l’exil ou le seuil. Pour le critique s’y ajoutent encore les espaces propres aux littératures : les espaces imaginaires de la fiction, les espaces axiologiques (le haut, le bas, le proche, le lointain, le clos, l’ouvert) ou encore les espaces matériels du medium lui-même (spatio-temporalité de l’écriture, de la page, de l’objet, etc.) On mesure à cette brève nomenclature l’ampleur et la bravoure du projet qui consiste à tenter de formuler leur possible articulation.

On pourrait même comparer le motif littéraire de l’espace et ses discours à un territoire trop balisé, accablant à force de définition, à la "force médusante" devant laquelle l’intelligence se découragerait.  La réponse du livre est de ne pas chercher à trop étreindre mais à définir lui-même un lieu à partir duquel la théorie pourrait se saisir de ces questions sans se laisser submerger. Dans un second chapitre très spéculatif, mais qui fournit un précieux panorama des réflexions sur la question, Bertrand Westphal construit sa propre "hétérotopie" théorique, fondée sur la systématisation d’un principe de transgressivité selon laquelle "toute limite appelle un franchissement" et toute homogénéité sa démystification. Contre "le sentiment d’un remplissage universel" et avec le recours appuyé à la géophilosophie deleuzienne qui oppose espaces striés et lisses, l’auteur reprend à la théorie post-coloniale (Bhabha et Soja, plus spécifiquement) la notion d’un "tiers espace", d’un entre-deux "d’une déterritorialisation en acte mais qui musarde au moment de sa reterritorialisation." On est là assez proche du schème d’une reconquête par "la singularité quelconque" agambenienne ou, par certains côtés, l’idéologie en moins, des "zones d’autonomie temporaires".


Le lieu, œuvre commune et mouvante entre réel et imaginaire

L’objet que la géocritique se propose ainsi d’"explorer" serait plus politique que littéraire (et c’est certes un livre engagé, au sens où il est conscient des enjeux parfois tragiques associés à l’espace) si, par ailleurs, la littérature post-moderne, comme partie prenante de la révolution spatio-temporelle évoquée plus haut, n’avait parallèlement évolué dans le sens de la spatialisation, de la décodification, de l’hybridation, de l’indétermination. Par là espace et littérature s’expriment et se modélisent en quelque sorte mutuellement.

On arrive là à un principe essentiel de la géocritique : celui d’une référentialité dans laquelle la représentation de l’espace "oppose au réel un degré de conformité indécidable".  Reprenant à Henri Lefebvre la notion d’un autre "entre deux", celui qui sépare l’espace des représentations (l’"espace vécu") des représentations de l’espace, la géocritique sort de la dualité entre espace réaliste et espace imaginaire : l’espace réel est constitué de représentations symboliques, les espaces les plus imaginaires se réfèrent toujours à des qualités réelles de l’espace. Dans la lignée des Grecs anciens dont Bertrand Westphal se plaît à suggérer qu’ils ne sont pas loin des post-modernes, c’est bien souvent l’image littéraire d’un lieu qui a anticipé, informé et enchanté le référent géographique et c’est non moins souvent désormais que les espaces réels se chargent, selon les termes de Marc Augé de "reproduire la fiction". C’est ce monde remonté ou "re-mondé" qui devient alors l’objet de la quête géocritique, un "monde unique", le nôtre, servant de modèles aux "mondes possibles" de la fiction dans la mesure même où cette unicité n’est pas monologique, homogène, et unifiée mais toujours déjà prise dans des interactions, des réagencements, des oscillations, des virtualités que la fiction ne fait qu’actualiser. Il n’y a donc que des différences de degré entre les références "homotopiques" (évoquant un lieu réel) et les "hétérotopiques" qui brouillent les références en les combinant et en les déplaçant (c’est la partie du livre que je trouve la plus fascinante). Quant à l’utopie c’est plutôt, à rebours, à travers ses effets sur le réel qu’il faudra l’aborder.

En se centrant sur les oscillations du référent spatial plutôt que sur le sujet ("géocentrée" plutôt qu’"égocentrée") la géocritique redéfinit la vieille "imagologie" comparatiste qui constituait une approche monologique de "l’image de l’autre". Elle substitue à la seule singularité de la représentation, la capacité du lieu à s’instaurer comme somme et interaction de points de vue multiples, en un lieu littéralement commun, pourrait-on dire, en ajoutant aussitôt que ce lieu pour commun qu’il soit ne se comprend que selon sa perpétuelle reconfiguration. Cette "multifocalisation" se doit idéalement de brasser tous les types de rapports au référent spatial : de l’intimité "endogène" à l’extranéité "allogène" en passant par les degrés de la distance, car c’est de leur interaction que naît le lieu géocritique et par elle qu’il se transforme sans cesse. Une sorte d’archi-texte ou d’" intertexture" se constitue alors, moins comme une image fixe que comme le "théâtre  d’une représentation" définie par son renouvellement incessant, sa polysensorialité, ses stratifications spatio-temporelles complexes (la co-présence systématique du passé et du présent), et son intertextualité,  toute une labilité qui n’est que le revers ou l’autre nom de la pérennité du lieu et toute une virtualité qu’il revient à la fiction d’exprimer.

Fondée sur "le dialogue intime du texte et de l’espace", la géocritique s’insère ainsi dans une lisibilité du monde qui ne renvoie plus à une quelconque transcendance mais à une immanence des rapports humains et sociaux et de leurs représentations culturelles. Elle surajoute ce faisant, à la saturation de l’espace géographique, la saturation de la mémoire culturelle et littéraire : l’espace, fatalement, y apparaît à travers un medium qui est certes une loupe ou un stéréoscope mais aussi une sorte de vitre infranchissable. Elle est la vision du monde du voyageur cultivé, de l’homme post-moderne qui ne saurait prétendre ou même croire à une quelconque innocence ou spontanéité de sa perception : le monde est en soi un mythe littéraire, et le regard du lisboète qui n’aurait pas lu Pessoa (curieuse créature dont on serait tenté de nier l’existence) fatalement lui demeure impénétrable.


Il est heureusement à mettre au crédit de la géocritique que ce qui lui échappe rencontre aussi son approbation, son propre goût pour les lignes de fuite et l’indétermination. C’est même par ce goût, en quelque sorte, qu’elle doit lutter contre elle-même, dans un combat paradoxal qui est aussi celui de la littérature : paradoxe qui consiste dans le monde fini et saturé, à ajouter encore depuis cette saturation même, quelque chose qui serait pourtant libérateur, respirable, ces fameux entre-deux ou ces interstices  où se relâche l’étreinte de l’espace dominé. On pourrait citer à l’avant-garde de ce combat, le dernier roman de Thomas Pynchon, Against the Day, livre colossal et farfelu mais finalement émouvant dans son obssession à vouloir précisément réinventer de tels lieux interstitiels, qu’ils soient réels ou imaginaires, comme une dernière chance pour l’humanité de vivre dignement et librement dans un monde qu’elle avait cru être le sien. Cela définit mélancoliquement l’époque (du moins pour le littéraire) que d’avoir pour seule perspective, même pas l’alternative mais seulement le phantasme, comme le disait une chanson, "de pouvoir vivre dans les espaces vides de ce monde."