Un ouvrage qui révèle l’homme Voltaire derrière le mythe.

Voltaire, écrivait Lamartine, « c’est un siècle fait homme »   . Écrire la biographie de l’auteur de Candide et du Siècle de Louis XIV constitue un double défi. D’abord parce que Voltaire, au même titre que Balzac ou Hugo, fait partie des écrivains les plus prolixes de notre littérature nationale   . De cette œuvre titanesque considérable, seule une part infime se lit encore aujourd’hui. Voltaire est un « écrivain né vieux ». S’il était mort à 60 ans, il serait désormais oublié    , tant la postérité a négligé le « premier Voltaire », le courtisan et l’homme de théâtre, pour ne retenir que l’auteur des contes qui font aujourd’hui encore partie des programmes scolaires, Candide et Zadig et le défenseur acharné de la liberté de conscience. Cette œuvre si abondante ne renferme aucune confidence sur son auteur. A la différence de son grand rival, Jean-Jacques Rousseau, Voltaire n’a jamais fait la moindre « confession ». L’œuvre est représentative  de « l’esprit du temps »   ) mais demeure fort discrète sur la personnalité de son auteur. Pour le biographe l’enjeu était donc de faire redécouvrir l’homme derrière l’œuvre et derrière la légende. Un défi brillamment relevé par Raymond Trousson qui avec son Voltaire nous livre une biographie très détaillée et érudite, qui pourtant se lit comme un roman et redonne vie à  François-Marie Arouet, plus connu sous le nom de plume qu’il se choisit, celui de Voltaire   .

Premier Acte : l’aventurier et le théâtre

François-Marie Arouet est né en 1694 d’un père notaire au Châtelet que sa charge, outre le fait de lui procurer un revenu substantiel, met en relation avec certaines des gloires du siècle de Louis XIV, telles Corneille, l’auteur du Cid   ou la célèbre courtisane Ninon de Lenclos. A dix ans, François-Marie Arouet entre comme pensionnaire au collège Louis-le-Grand, alors dirigé par les Jésuites. Le jeune Arouet est un élève brillant, qui collectionne les prix, même s’il se fait aussi remarquer par son caractère indomptable, « rebelle » dirait-on aujourd’hui. En 1711 il quitte le collège et déclare à son père qu’il « ne veut pas d’autre [état] que celui d’homme de lettres ». Commence alors pour le jeune homme une période de formation mouvementée, qui le contraint plusieurs fois à l’exil et le mène jusqu’en prison, sur fond de libertinage, de scandales et de conflit avec un père dont il refuse obstinément d’écouter les conseils, mais dont il dépend financièrement. Voltaire refuse de faire carrière dans la « robe »   . Ce sont la littérature et le théâtre qui l’intéressent. Les premiers écrits du futur Voltaire sont conçus aux plus beaux moments de la Régence, alors qu’après la mort de Louis XIV, la société et les modes changent, que Paris redevient le centre de la vie mondaine et culturelle. En 1719 une pièce, Œdipe, reprise de la tragédie antique adaptée au XVIIe siècle par Corneille, rend le jeune auteur célèbre et lui permet d’élargir le cercle de ses relations. Il décide alors d’écrire la grande épopée nationale que Ronsard et d’autres ont échoué à mettre au jour,  La Henriade   . Le jeune Voltaire n’a cependant pas que des amis parmi les élites de la Régence. Son caractère impertinent lui attire l’hostilité du régent et de certains membres de la haute noblesse, tels le chevalier de Rohan. L’anecdote est restée célèbre, qui montre un philosophe bâtonné pour avoir répliqué vertement à une provocation de Rohan   .

L’affaire en question s’envenime et Voltaire est obligé de fuir en Angleterre, pour échapper à la prison, en 1726. Il connaît des moments difficiles, ce qui ne l’empêche pas d’apprendre l’anglais en six mois et de découvrir Shakespeare, dramaturge qu’il contribue à faire connaître aux Français. Le séjour en Angleterre s’avère décisif : Voltaire y découvre d’autres mœurs, une autre pensée et surtout un autre régime politique. Les charmes de la monarchie parlementaire ne peuvent laisser insensible cette « victime » de l’absolutisme. De retour en France, il entend mener à bien des projets ébauchés en Angleterre et destinés à faire date : L’Histoire de Charles XII, premier ouvrage historique de Voltaire mais surtout Les Lettres philosophiques. Les «  Lettres sur les Anglais » en sont le premier titre. Il s’agit d’un recueil de vingt-cinq lettres où sont exposées les aspects novateurs de la civilisation anglaise, tant du point de vue religieux et politique – le système parlementaire et la tolérance civile – que scientifique et philosophique – les œuvres de Newton et Locke   . L’impertinence des propos conduit à la condamnation de l’ouvrage aussitôt après sa publication en 1734. Voltaire, à peine rentré en France, est de nouveau contraint à l’exil.

Deuxième acte : Le philosophe, la géomètre et le prince


Il n’est alors plus question d’Angleterre. Le nouvel exil est doré, puisque Voltaire se réfugie à Cirey (Lorraine), propriété de sa nouvelle maîtresse, Madame du Châtelet, femme du monde et femme de lettres, éprise de philosophie et de mathématiques. Tandis qu’Emilie la « belle philosophe » fait de l’anglais et de l’algèbre, Voltaire se met à rédiger Le Siècle de Louis XIV, son ouvrage historique le plus fameux et se consacre à plusieurs autres écrits : Le Mondain, une apologie du luxe, La Pucelle, une ambitieuse épopée en vers ainsi qu’à nombreux contes et pièces de théâtre (Mahomet). Ces œuvres abordent des thèmes chers aux philosophes de Cirey : le bonheur, la religion et le fanatisme, l’optimisme. C’est  au cours de cette période que Voltaire entre en relation avec Frédéric II qui vient de monter sur le trône de Prusse (en 1740). Le philosophe et le « despote éclairé » échangent une abondante correspondance et se vouent une admiration mutuelle. L’entente dure peu cependant. Les voyages que Voltaire effectue en Prusse, à Berlin et à Potsdam où son royal « ami » l’a convié   , achèvent de lui ôter toutes ses illusions sur le « despote ». Le dernier voyage débute en 1750, peu après la mort en couches de Mme du Châtelet (1749) et se termine mal : Voltaire après une période de calme relatif où il publie Le siècle de Louis XIV (1751) est contraint de fuir la Prusse dans des conditions rocambolesques. Suit alors une période d’errance. Voltaire, ce  « baladin des rois »,  cherche une terre d’asile, alors que Louis XV voit d’un mauvais œil le retour au bercail d’un écrivain connu pour son insolence.

Troisième acte : le patriarche de Ferney


Commence alors la dernière période de la vie de Voltaire, la plus connue et la plus attachante, sans doute. L’homme est âgé de 60 ans. Il est célèbre, riche   et décide enfin de s’installer pour « cultiver son jardin ». En 1755, le philosophe achète un grand domaine à Genève, baptisé « Les Délices »   où il mène grande vie en compagnie de sa nièce et nouvelle maîtresse Mme Denis : il fait prospérer son domaine le jour, il  reçoit ses amis le soir   , donne des dîners, des fêtes. Il donne chez lui des pièces de théâtre, ce qui scandalise le patriciat de Genève   . En 1758, lassé de Genève, Voltaire décide d’acheter des terres à Ferney, afin de se sentir un peu plus proche de Paris. Ferney, situé dans le pays de Gex, n’est alors qu’un « vilain château », surplombant un pays « bien misérable ». Le nouveau seigneur décide pourtant d’assurer la prospérité du village : le livre de Raymond Trousson détaille ces « bonnes actions » qui rendront Voltaire très populaire auprès des habitants du pays   et fait découvrir ainsi un aspect presque « bonhomme » du philosophe. On est bien loin du « hideux sourire » évoqué par Alfred de Musset   .

Mais la célébrité du « second » Voltaire ne tient pas seulement à des actions de bienfaisance ! Au faîte de sa prospérité Voltaire décide de s’engager de facto contre le fanatisme : « Écrasons l’infâme ! », telle devient alors la devise du philosophe. C’est en 1762 qu’éclate l’affaire Calas, la plus connue des « affaires » qui virent Voltaire prendre fait et cause pour l’innocence injustement condamnée   . Alors que Voltaire, qui n’avait jusque-là manifesté aucune sympathie particulière pour les protestants   , il parvient au bout de trois années de combat (en 1765) à faire réhabiliter la mémoire de Jean Calas, protestant accusé à tort d’avoir assassiné son fils converti au catholicisme, condamné par le parlement de Toulouse et exécuté dans des circonstances atroces : roué vif après avoir été torturé, il n’expire qu’après deux heures de souffrance. C’est alors que Voltaire réagit, mû davantage par l’horreur du supplice que par une quelconque sympathie pour la cause protestante   . Le philosophe est indigné par l’iniquité du jugement et la barbarie du supplice et décide faire réhabiliter la mémoire de Jean Calas. Il y parvient à force de libelles qui alertent l’opinion publique et la Cour : en 1765 le jugement du parlement de Toulouse est révisé et les Calas retrouvent l’honneur, preuve, sinon de la mansuétude royale, du moins du pouvoir de l’homme de lettre sur l’opinion au siècle des Lumières.

L’affaire Calas  montre à quel degré d’influence est parvenu le philosophe à la fin de sa vie. Ferney est alors visité comme un lieu de pèlerinage. Les honneurs qu’il reçoit – Voltaire est ainsi statufié de son vivant par le sculpteur Jean-Baptiste Pigalle     n’empêchent pas le philosophe, toujours infatigable, de faire paraître plusieurs ouvrages : le Traité sur la tolérance (1763) inspiré par l’affaire Calas, le Dictionnaire philosophique (1764) qui remporte un succès considérable   , les Questions philosophiques (1772), sans compter les nombreux contes (en vers, ou en prose tels L’Ingénu ou La Princesse de Babylone) et les pièces de théâtre, tous écrits pour divertir ses hôtes à Ferney. Le succès littéraire et mondain du philosophe ne doit cependant pas faire oublier les attaques dont Voltaire fut l’objet sa vie durant. Rappelons pour mémoire quelques uns de ses ennemis les plus célèbres : Fréron, un « anti-philosophe » notoire qui accuse Voltaire de se faire de la publicité à bon marché avec l’affaire Calas, mais aussi le baron d’Holbach et surtout Jean-Jacques Rousseau, le grand rival, que Voltaire éreintera sans faiblir tout au long de sa vie.

Épilogue

Ces cabales et querelles n’empêchent cependant pas Voltaire de recevoir, à la fin de sa vie en 1778 l’hommage suprême. A 84 ans, Voltaire, très affaibli est persuadé par ses amis de rentrer dans la capitale. A son retour dans Paris après 28 ans d’absence, il obtient un triomphe inouï : les visiteurs se pressent à sa porte, à la Comédie française le public acclame sa nouvelle pièce, Irène, et, honneur insigne, couronne l’auteur de lauriers alors qu’il assiste à une représentation. Pour Voltaire, c’est l’apothéose, mais c’est aussi la fin. Rongé par un cancer, l’illustre philosophe expire dans d’atroces souffrances après avoir longtemps refusé de se confesser. Il est inhumé dans la hâte à Troyes, par crainte de le voir privé de sépulture chrétienne. La Révolution consacre le mythe en conduisant Voltaire au Panthéon le 11 juillet 1791 où il fait désormais face, pour l’éternité, à son grand rival, Jean-Jacques Rousseau.

Dépassant  l’image d’Épinal, Raymond Trousson s’attache avec cette biographie à reconstituer la vie de Voltaire afin de rendre perceptible au lecteur, dans toute sa complexité, l’homme qui se cache derrière le mythe, et qui à défaut d’être le père de la Révolution française, n’en reste pas moins un des plus grands écrivains du siècle des Lumières. Cette biographie à la fois érudite et agréable à lire montre que le génie de Voltaire résidait sans doute moins dans l’originalité de ses pensées – comme tous les philosophes du temps, il est très influencé par les philosophes anglais du XVIIe siècle –, que dans son extraordinaire capacité à « populariser » des idées alors neuves en Europe : le bonheur, la tolérance, la lutte contre l’injustice et l’arbitraire. Il sut faire de l’écriture un métier et un combat en leur nom