Transformée et transformante, telle est la parole de K. Axelos, qui nous invite à nous accorder à ce qui vient, soit à la transformation.

L’enjeu de ce livre dense et fragmenté se donne à lire d’entrée, dans la langue immédiatement reconnaissable d’Axelos, forgée par cinquante ans d’investigation. Lisons, écoutons le fragment 6. "Il y va du centre énigmatique de tous les rapports, de tous les renvois, c’est-à-dire du monde advenant comme temps, n’obéissant à rien qui lui soit extérieur et se déployant comme jeu, dit et actionné par ce qui traverse l’homme qui, dans son existence plus qu’individuelle et même plus qu’humaine et dans l’histoire pas simplement universelle, plongé dans l’advenir et l’errance orientée, ne peut plus se passer d’affronter le grand enjeu, la technique planétaire. Il n’y va pas seulement du langage et de la pensée mais autant de l’expérience agie et agissante – pensée et expérience n’étant pas des opposés – qui requiert notre amicalité n’excluant pas le conflit."

D’un mot : il est question de l’histoire – et cette histoire n’est pas seulement l’histoire universelle, au sens de la philosophie moderne (Kant, Hegel, Marx), elle renvoie à l’historicité du jeu du monde, en tant que cela nous concerne, nous implique, en tant que nous avons à en répondre, que notre responsabilité est engagée, convoquée. Car précisément, comme le dira beaucoup plus loin un autre fragment, ce qui approche nous approche, et nous aussi, nous l’approchons. Nous sommes compris dans le jeu, jusqu’à un certain point, nous le comprenons, et dès lors, nous ne sommes sujets à aucun des sens de ce terme : ni assujettis, ni dans la position d’un agent souverain et autonome. Joués, jouant, le plus souvent excédés et dépassés par ce qui se joue de nous, et pourtant toujours remis en jeu ; sollicités, dans notre passivité même, à être actifs, créatifs.

Kostas Axelos nous dit : dans le jeu des métamorphoses, vous êtes transformés et transformants. Pourquoi y insiste-t-il à ce point, sans doute plus encore que dans les précédents livres ? Parce qu’il a remarqué, et cela perçait déjà dans Réponses énigmatiques, ce qu’il y a dans les attentes de la plupart des hommes, disons dans nos attentes, de présomption et de déception. Parce que la tonalité, la Stimmung du temps est tantôt euphorique, tantôt lasse, fatiguée ; rageuse et découragée, indifférente et dépourvue de la moindre distance. Maniaque, dépressive. Et ce livre nous dit pourquoi. Cela se laisse, me semble-t-il, résumer ainsi : tantôt vous prétendez tout contrôler (cette prétention est sans limite, elle concerne "la systématique de tous les renvois") et tantôt vous perdez pied. Le malheur, c’est que vous ne comprenez pas grand-chose : vous ne comprenez pas que vivre, c’est être compris dans le jeu du monde comme temps ; et le temps, vous ne savez pas ce que c’est. D’où l’illusion de la maîtrise, qui ne voit pas que son objet se dérobe dans le jeu des métamorphoses. Et quand, à l’issue d’un sursaut de rage, vous plongez dans les tréfonds de l’épuisement, vous ne mesurez pas votre implication dans le jeu du monde – vous ne mesurez pas votre liberté. Il manque de la générosité dans votre tristesse, et de l’amicalité, ne serait-ce qu’à l’égard de votre propre fureur de vivre.



Ce livre en en appelle explicitement à une tristesse productive, mais encore, à une fureur productive – fructueuse, ouverte à la venue de ce qui vient. Ce qui vient, Parménide le nomme : ta dokounta, le divers apparaissant ; Héraclite, ta panta, et s’il est vrai qu’on peut soupçonner Kostas Axelos de penser parfois à Héraclite, ta panta, les touts, ce sont les fragments de la totalité, les ensemble formés par les renvois – la systématique de tous les renvois, à peu près, au moins, tous les enjeux d’une vie humaine.

On dira : si c’est d’historicité qu’il est question, cela doit impliquer la technique, et la politique. La réponse est oui, j’en dirai un mot.

Mais je voudrais aborder l’économie du livre. Et pour ce faire, m’arrêter sur les questions du temps, et de la transformation, en procédant, sans références déterminées, à un repérage des significations de ces termes tels qu’ils sont lisibles, constamment, dans Ce qui advient.

D’abord, il y a le temps. Kostas Axelos prévient toujours que ce n’est pas la succession des maintenant, rythmée par l’horloge. Rien à voir avec le "fleuve du devenir". Le temps, c’est le jeu. On songe à l’enfant d’Heraclite, aion. L’afflux inépuisable. C’est la première signification. Le deuxième sens, c’est l’éclair, la clairière, les "coups" du jeu de l’enfant. Les événements , et alors, cela nous arrive, chance ou malheur, comme le propice, ou l’intempestif. Enfin, l’enchaînement des époques, des phases, des mesures du temps, formant le calendrier : c’est ce que Kostas Axelos appelle l’omnitemporalité, c’est chronos. Il y aurait une quatrième signification, et ce serait peut-être une traduction d’un sens archaïque de aion : aion, c’est le déploiement des choses, c’est le plan des devenirs singuliers. Et ces devenirs se composent sur et comme le plan de la systématique de tous les renvois.

Renvois : au premier abord, ce sont les rapports qui se tissent entre les choses. Mais dans la pensée de Kostas Axelos, il n’y a pas de choses entendues comme substances, ce qui fait la consistance des choses, ce sont les renvois. Et cette consistance, elle nous défie, parce qu’elle change ; mais aussi, parce que comme consistance, elle demeure, bref, elle est prise dans le jeu de la variance et de l’invariance, ce qui me conduit à dire rapidement un mot du mouvement.

Un premier sens du mouvement, c’est ce qui apparaît et disparaît. Comme l’apparaître et le disparaître appartiennent au mouvement, chez Kostas Axelos, cela se laisse dire : approche. Angkibasin, dit Héraclite, cité au fragment 5.



Un deuxième sens, c’est l’altération, l’incessante transformation. ChezAxelos, cela se laisse dire, d’un terme qui revient souvent : catastrophe : "Nous essayons d’appeler catastrophe non pas ce qui est ou sera mais ce virage, jamais entièrement accompli et toujours craint ou attendu, du temps qui ne laisse rien en place et où rien n’a de place définitivement assignée." (Réponses…) C’est dans le même texte que la catastrophe est pensée comme "systématique de fragments variables en mouvement".

Un troisième sens de mouvement, repérable à plus d’une reprise dans Ce qui advient, c’est la croissance et la décroissance.

Le premier chapitre, «Approche", met en place les repères qui permettront de déchiffrer quelques signes de l’historicité du jeu du monde dans les chapitres 8 et 6. Le chapitre 8 a pour titre : "Ce qui advient", et le 6 : le quotidien et le transquotidien. Là se décide, mais sans fracas, l’historicité, là, la transformation, la catastrophe, se laisse pressentir à travers de multiples événements, grands et petits.

Mais comme c’est de jeu qu’il s’agit, et que ce qui s’approche et que nous approchons est inséparable d’un retrait, demandent à être pensés : le non dit, qui défie la parole en la sollicitant (chapitre 2) ; le vide à quoi nous renvoie toujours notre désir de plénitude (chapitre 3) ; la manière dont l’œuvrer de l’homme en est affecté, dans l’art et la philosophie (cf. le chapitre 4, "Dire et agir"). Mais, de même que le vide est l’envers du plein, le repos est l’envers du mouvement : nous ne prenons la mesure de l’événement, de l’historicité, qu’en méditant sur ce qui ne nous quitte pas, objet du chapitre 5. Alors, quoi de la réalité de tout cela ? Le chapitre 7, "La fiction", nous dit, non pas que toute représentation est illusoire et tout discours mythique, mais que, dès qu’on s’attache à la réalité de ce qui change, avec la plus grande probité, on est déjà dans la feinte, la fabrication, dans la fiction. Invitation, donc, à reconnaître la puissance de l’imagination, pour mieux accueillir les signes de ce qui advient.

Et si le dernier chapitre s’intitule : "En suspens", c’est pour mieux mettre l’accent sur ceci que, ce qui advient est en réserve, et que le rapport à la réserve de ce qui advient, c’est : savoir se tenir dans la réserve, dans une attente qui ne serait pas, dit Axelos, "inquisitoriale".

Et maintenant, allons, trop rapidement, à la rencontre de quelques signes d’histoire… d’abord, quand accueillons nous ce qui s’approche ? C’est affaire de ruse et de patience (fragment 8) ; l’enjeu est de repérer des rythmes, et les rythmes, ce sont les chances et les failles de la catastrophe. Alors, nous sommes ouverts à la croissance de ce qui vient. Fragment 14 : "Entendre le bruit des pas de ce qui s’approche, voir l’herbe pousser n’est pas accordé à ceux qui ne mettent pas leur destin en œuvre et en danger, métamorphosant ce qui les commande." Avons-nous jamais regardé un tableau de Van Gogh en nous disant : tiens, Van Gogh a su voir le blé pousser ? Ou bien Manet, le peintre de la croissance retenue, secrète, en suspens, justement… Kostas Axelos n’a pas besoin de développer pour que le lecteur soit amené à se dire : suis-je attentif à ce qui croît ? Mais pas sur le mode de la posture théorique, non, n’importe quand, n’importe où, mais de façon toujours motivée. Il faut dire que chacun ou presque de
ces fragments si denses mériteraient un arrêt prolongé. Pour peu que nous soyons disponibles, attentifs à la croissance de ce qui vient, qu’est-ce qui advient ? Kostas Axelos nous prévient : "Ce qui advient métamorphose notre rapport au centre de l’ensemble des renvois." (246) Alors nous ne pouvons l’aborder frontalement ; il nous faut louvoyer. Et là, une surprise nous attend. Ce qu’il y a à accueillir, productivement, c’est l’accroissement de la désolation… le "type humain" qui s’annonce, tout à son désir d’arrêter le temps (fr. 250-54), la fureur de la maîtrise, la sournoiserie de l’indifférence ; la soumission à la plate forme globale, l’insurrection permanente à la recherche d’un ordre qui se dérobe (273). Et le désenchantement (274).



Mais il n’y a pas que cela. Il y a le vide productif de ce faux plein ; le non dit. Ces "fissures" de l’humanité globalisée, les promesses contenues dans nos manques ou dans nos échecs. On sait bien qu’il n’y a à attendre du discours d’Axelos ni promesses ni programme. Juste des indications quant à la possibilité du projet, quant à la possibilité du possible. Par exemple, dans le fragment 267, consacré à la démocratie, Kostas Axelos nous dit : nous manquons d’alternatives. Qu’est-ce qu’on fait, quand on manque d’alternatives ? On en fabrique une ? On en achète une à un think tank ? Il paraît raisonnable de présumer que telle acquisition est inutile et incertaine… Alors Axelos nous dit : nous sommes inexpérimentés dans l’exploration de ce manque. Dire que cela est énigmatique, c’est dire qu’en lisant cela, nous savons que cette question est devant nous. Nous cherchons les alternatives où elles ne sont pas, sans soupçonner qu’en tant que nous sommes pris dans le jeu, des alternatives croissent en silence. Mais peut-être faudrait-il, comme le suggère Kostas Axelos, "lâcher prise", et de préférence, sans en avoir l’air…

Il y a, dans le quotidien, des signes d’alternatives, c’est le trans-quotidien qui "nourrit", le quotidien (170). Le transquotidien, c’est le tout du jeu du monde, c’est l’histoire et en ce sens, la politique appartient au transquotidien. Le transquotidien touche au quotidien, le traversant, l’interrogeant, le constituant comme une configuration d’espace-temps. Là, s’offrent, de manière inattendue, des clairières comme rencontres du possible et de l’effectif (183). Là, de préférence dans la vie la plus sombre, s’allume une "lampe rouge" (184). Combien de temps, cela n’est pas la question, il ne faut jamais comptabiliser la durée des lampes rouges, mais, séjournant et se tenant droit dans la platitude du temps, "ne jamais ignorer les heures étoilées" (207).



Tout cela se dit, et la parole, la langue sont exposées au non dit… je m’en tiendrai au fragment 44. Il porte sur la technique. C’est le fragment le plus décisif sur la technique, il l’appréhende suivant le fil conducteur du non dit. Le non dit de la technique et de ses artifices, c’est la promotion de l’homme prothétique, fermé aux voix du silence. Cela se laisse expliciter, porter au langage. Mais il y a un non dit de l’homme prothétique, c’est sa propre réalité ; dans le jeu du monde, il s’appréhende, sans le savoir, comme réalité bio-psycho, socio-technologique, et il appréhende le jeu du monde comme le plan de la calculabilité intégrale. Le non dit de cette réalité, le non dit du calcul, c’est l’incalculable, c’est la source même de la pulsion d’emprise qui porte à tout calculer. Le non dit, c’est l’incalculable, c’est cela qui est-à-dire, mais chaque parole, discours, événement symbolique, est à la fois toujours-déjà compromis dans le calcul, et déjoué par l’incalculable qui s’appelle aussi : changement, temps, jeu du monde. Histoire. Et la parole capable de probité apprend à entrer dans ce jeu.

Cela demande une grande rigueur et d’abord, de composition. Une main ferme pour arrêter le dire, et l’habileté, la souplesse, pour que les stations de la parole n’arrêtent pas le mouvement. Parole transformée et transformante, telle est l’écriture de Kostas Axelos, intercesseur de la transformation, ou, pour le dire dans la langue de Peter Handke, "transformeur". Non pas parce qu’il voudrait imprimer une direction, mais parce que, dans l’inspiration d’une amicalité sans concession, il nous invite à apprendre à nous accorder productivement, imaginativement, avec les ruses, les ressources, avec la vitesse et la lenteur de la transformation