N. Zaltzman réhabilite le concept freudien de 'travail de la culture' pour penser le rapport au mal et plus particulièrement la notion de 'crime contre l'humanité'.  

La psychanalyste Nathalie Zaltzman, membre du IVème Groupe, a décidé de lire Le malaise dans la civilisation de façon moins pessimiste qu'on en a l'habitude. Elle réhabilite ainsi un concept négligé chez Freud, le "travail de la culture", et montre quelle solution, mais aussi quelle exigence il enveloppe pour le rapport de chacun au mal. Elle s'en sert enfin pour éclairer sous un nouveau jour la notion de "crime contre l'humanité".


Postérités du Malaise dans la civilisation : des contraintes restrictives exercées par la civilisation au Kulturarbeit

C’est toujours avec appréhension qu’on ouvre, aujourd’hui, un livre de psychanalyste sur l’état du monde en général et de l’humanité en particulier (car le genre est à la mode dans le milieu). Lien social en faillite, perversion généralisée, survivances inavouées du nazisme, catastrophes diverses de la langue et de la pensée, crises identitaires, désarroi de la jeunesse, liquéfaction néo-libérale et scientisme larvé se donnent la main, sous les yeux hyper-lucides de nos grands lecteurs de Freud, qui voient tout ce qui les entoure à la lueur maléfique d’une nouvelle nuit de Walpurgis postmoderne. Un commun dénominateur de ces "psychanalyses du social" toutes plus angoissantes et pessimistes les unes que les autres, est la relecture méthodique du Malaise dans la civilisation. Car comment passer de la clinique individuelle à la clinique sociale et historique, si on ne tient pas pour acquises et prouvées les idées de Freud sur la "psychologie collective" ?

Le livre de Nathalie Zaltzman ne déroge pas à la règle. Il la met cependant en pratique de façon plus subtile et moralement plus stimulante que ses contreparties catastrophistes actuelles. Elle isole ainsi chez Freud avec beaucoup de justesse deux directions d’analyse opposées, et partiellement complémentaires. La première est assurément la plus connue : c’est sa vision de l’histoire de l’humanité s’extirpant de sa sauvagerie pulsionnelle cruelle au prix de contraintes restrictives sur la sexualité, et le penchant à l’agression que chacun vient à payer sous forme de névroses. Les civilisations, entamant de toutes façons à peine ce fond de nature, échouent de toutes manières à infléchir notre psychisme. La seconde l’est moins, c’est celle du Kulturarbeit, le "travail de la culture", que Freud introduit postérieurement, dans les Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, et qui est un des piliers de son texte-testament, Moïse et le monothéisme. Sans renoncer à son pessimisme foncier, Freud admet alors la possibilité d’un progrès de l’esprit, mais chez l’individu, et dans la mesure seulement où cet individu devient capable (par la psychanalyse, s’entend) de contempler avec lucidité son rapport intime au mal. Cet individu libre peut alors concevoir franchement combien sa satisfaction pulsionnelle le conduit sur ces franges inquiétantes où elle fait de lui l’ennemi de la société. Exemple frappant que celui de Freud, qui affirme ainsi qu’il n’y a pas de liberté et de contentement sexuel chez celui qui ne s’est pas familiarisé avec l’idée de l’inceste avec la mère ou la sœur. Or cette familiarisation, c’est le travail de la culture qui la produit au sein du psychisme individuel, et rien d’autre. Ce travail implique donc un saut transgressif, où l’individu découvre le coût de son exception, contre le destin biohistorique tragique dont Le malaise dans la civilisation donnerait la clé au niveau collectif. Et N. Zaltzman de conjecturer, au point d’articulation de ces deux directions d’analyse, que, pour Freud, "la programmation par l’espèce inclut sa propre déprogrammation via le travail de la culture."

L’idée est jolie, et permet à l’auteure de se démarquer adroitement des insupportables poncifs du freudisme alarmiste et réactionnaire qui revendique aujourd’hui de secourir une époque en si grand péril moral. Ainsi, prenant acte du fait que dans la vision contemporaine du mal "l’angoisse et le soin de l’angoisse ont pris le pas sur la pensée du mal", elle reconnaît déjà une première marque de ce travail de la culture dans l’appropriation du mal par un homme réduit à ses propres moyens, et qui ne peut plus, pour ainsi dire, s’en remettre au diable, pas plus qu’à aucune instance transcendante. Et c’est ainsi qu’elle se demande quelle est la véritable cause du "malaise" : est-ce la civilisation, comme Freud le suggère, ou, au contraire, "l’audace de l’esprit" ? Ou, pour le dire autrement, n’est-ce pas plutôt l’exigence qui pèse sur les individus d’aller toujours plus loin dans le travail de la culture et dans l’invention des voies de l’esprit ? Car l’épreuve en est assurément plus pénible que la banale démonisation de la science, ou des formes nouvelles de sociabilité ou de sexualité qui ont le malheur de déplaire à une génération de freudiens vieillissants, lesquels s’autoproclament les gardiens... de la civilisation et de ses fondements.

C’est là une respiration précieuse dans le texte, et sans doute, par delà ses notes cultivées sur Sa majesté des mouches, Les frères Karamazov ou Les âmes mortes, le point où l’exégèse des classiques de Freud se déleste de cette révérence pesante qui contribue plus que tout à isoler la psychanalyse dans le paysage intellectuel contemporain, jusqu’à en étouffer les raisons.


Penser le "crime contre l'humanité" par-delà la paradoxe de l'inhumaine humanité

Mais N. Zaltzman poursuit un but autrement plus ambitieux. Elle entend en effet appliquer sa subtile distinction entre Kulturarbeit individuel et histoire collective de l’humanité (donc son rapport intrinsèque au mal) à la question redoutable du "crime contre l’humanité".

À ses yeux, en effet, la définition idéaliste du crime contre l’humanité, qui sacralise cette dernière et la place au-delà même des droits de l’homme classiques, tend à occulter que c’est l’humanité même qui est, a été et sera bien sûr capable d'un tel crime. On voit alors en pleine lumière le ressort des analogies freudiennes entre psychologie individuelle et psychologie collective : "L’érection de l’humanité "purifiée", en excluant l’inhumain qui fait partie d’elle, sert l’autoconservation du moi contre le mal ; elle préserve l’entente du moi avec ses idéaux. Elle s’évade du principe de réalité. L’esprit du mal s’y résorbe et s’y rend invisible." Enoncés assez fascinants, où, de fait l’auteure montre avec quel sérieux elle juge les spéculations freudiennes, transformées en paradigme interprétatif de la réalité historique.

Qui, bien sûr, ne serait pas d’accord avec elle pour assigner comme tâche à chacun de scruter en soi sa contribution intéressée au mal infligé à son prochain ? Le Kulturarbeit qu’elle offre en solution à son bizarre paradoxe peut avoir cette fonction psychique, nul n’en disconviendra. Par exemple, chacun pourrait peut-être y forger les critères de l’attitude juste requise pour utiliser à propos et sans se laisser intimider le mal contre le mal lui-même. Que nous ne soyons en général pas d’accord sur de tels critères, cela n’empêche pas que les forger fasse partie du travail de la culture, donc de la conscience morale et de la responsabilité intime des individus, confrontés à la nécessité de faire du mal à ceux qui font du mal. En revanche, cette peinture de l’humanité habitée de façon inhérente par son contraire inhumain, et qui refoulerait "l’esprit du mal" de son "âme collective", qui en veut ? Mutatis mutandis, on se rappellera de la réponse définitive de Spinoza à Hobbes, et à son sinistre "l’homme est un loup pour l’homme", dont Freud endosse encore la formule avec l’affectation habituelle de lucidité dont se gargarisent les pessimistes, un condescendant sourire aux lèvres. Non : c’est parce qu’"il n’y a rien de plus utile à l’homme que l’homme" que, de façon toujours située et circonstancielle, le défaut de secours et la privation des objets élémentaires du besoin sont à ce point faciles à accomplir, et si dévastatrices pour les victimes. Sans cette utilité réciproque positive et première, sans cette socialité intrinsèque, où le mal est toujours second, strictement aucun des crimes que nous commettons les uns contre les autres ne pourrait prendre l’ampleur du crime "contre l’humanité". C’est bien pourquoi le paradoxe de l’inhumaine humanité ne tient pas, et pas davantage le mystérieux refoulement collectif qui nous ferait ici détourner le regard de sa cruelle et angoissante réalité.

Il est extrêmement étrange de voir la "psychologie des masses" freudienne continuer à jouir d’un crédit aussi puissant, malgré la démonstration tant de fois refaite de sa fragilité logique (fragilité dont Freud lui-même était beaucoup plus conscient que ses commentateurs, et qu’il avouait sans fard). Est-elle d’ailleurs indispensable à la psychanalyse ? Et si elle n’était que le prolongement de certaines impasses épistémologiques de Freud, de son biologisme désuet, par exemple ? Il est curieux qu’on ne tienne jamais compte, à cet égard, que les premiers essais psychanalytiques avec les groupes, ceux de Bion, démentent radicalement les assomptions de Freud.


Il est bien certain que Freud a mis son pessimisme dans l’homme au service de sa théorie. Le beau livre de N. Zalztman relance la question, car il refuse de s’engager tout uniment dans la direction de l’essayisme psychanalytique contemporain, qui met carrément la psychanalyse au service du pessimisme, et parfois d’une franche haine du temps présent (lequel temps le rend fort bien à la psychanalyse, quand l’occasion se présente). Il ouvre en effet une fenêtre dans l’espace clos du débat sur les effets psychiques des mutations historiques de la culture. C’est le paysage au dehors dont on attend désormais des nouvelles.