Danièle Sallenave a initié à la littérature des collégiens de banlieue. Elle tire de cette expérience des réflexions sur l'éducation.
« Nous, on n’aime pas lire » : assertion que Danièle Sallenave ne manquera pas d’entendre lors de son voyage en terre inconnu. La voici, à l’occasion d’une action ministérielle, dans un collège de la banlieue de Toulouse. Territoire miné de stéréotypes, caricaturé à l’excès, dont quelques points, toujours les mêmes, dissimulent une réalité bien plus contrastée.
Universitaire, romancière, essayiste, Danièle Sallenave part en mission. Bien consciente de l’ambiguïté de sa posture, elle répond à une commande inhabituelle : « L’esprit malin qui me fait douter ne m’a pas empêchée cependant de rejoindre la grande opération nationale montée fin 2007 pour essayer de combler ce fossé qui sépare les collégiens des livres. Opération lourde, coûteuse, médiatique, politique même : faire parrainer une classe de troisième par un écrivain. » (p.15)
Ce visa officiel n’étouffe jamais son regard décalé et l’écriture émergera, non pas romanesque, en stylet photographique au fil d’instantanés qui formeront peu à peu sa constellation réflexive. « A Lyon, pendant l’arrêt, je prends une photographie du TGV arrêté sur la voie d’à côté, son long mufle apaisé vibrant encore le long de nous, une lampe orangée est allumée sur ma table à côté d’un livre ouvert. » (p.30)
En trois séjours, deux classes de troisième et leur professeur écouteront, liront, écriront à leur tour des dialogues, guidées et encouragées par Danièle Sallenave. « J’ai fait aussitôt mon programme : première fois, février, prise de contact, questions diverses, la deuxième, avril, entre-temps j’aurai reçu leurs premiers travaux ; la dernière, juin : c’est bien peu et bien court. » (p.28)
L’écrivain rencontre bien sûr les adolescents, à travers le groupe-classe, les professeurs, l’espace du collège dans le quartier, l’écho des familles. En écho, familles, héritages, découragement, espoirs. Pas de démonstration pontifiante, une plongée par paliers le long de 37 mots clefs, titres des courts chapitres associés en exergue à des extraits de la production des élèves. Par ce carnet de route, elle ne prétend ni apporter de recette miracle, ni une étude minutieuse, mais elle y partage ses observations attentives en les reliant à ses expériences antérieures Ce regard lui permet de bousculer les a priori sur ces quartiers, a priori auxquels elle-même n’échappe pas avant de s’y rendre…
Inculture, violence, sexisme, insécurité, grossièreté, insolences, pauvreté. D.S. les constate. Au lieu de s’y arrêter, elle met à profit séances de travail, conversations avec le principal et les professeurs, visite autour du collège pour décoller les étiquettes et tenter de décrypter les mécanismes à l’œuvre. Elle trouve sa place aux côtés de jeunes professeurs « comme si je retrouvais d’emblée l’attitude libre et aisée – mélange d’autorité et de confiance – des instituteurs d’autrefois, longue lignée dont je suis issue. » (p.36). Enseignants défendus, mais en perpétuel porte-à-faux.
Toujours d’une écriture fluide, elle prend fermement position sur les ratages de l’institution scolaire : « Enseigner, ce n’est désormais rien d’autre que permettre à l’enfant de révéler ce qu’il sait déjà, sans le savoir, et que les formes de la discrimination sociale oblitèrent ou dévient. » (p.114) Comme, plus globalement, sur ceux de notre fonctionnement social actuel : « Cet ennemi principal de l’enfant, de l’adolescent […], c’est qu’on refuse de voir qu’il est un enfant, qu’il est un adolescent, c’est-à-dire un être en devenir, un être qui doit laisser place à un autre, qui, tout le temps de l’enfance et de l’adolescence, est en train de se former. » (p.130). En s’obstinant à coller à tout prix à l’air du temps, aux technologies en vogue, aux aspirations les plus faciles des jeunes élèves, les programmes scolaires se détournent de leur vocation fondamentale, par exemple transmettre « [les] «grands textes » qui sont une méditation sur l’existence, la finitude, l’expérience intérieure, le tragique de toute une vie. Et souvent une version non religieuse des questions morales » (p. 129). L’institution épuise ses enseignants, et, le constatant, Danièle Sallenave se dit « écrasée par le contraste entre les efforts déployés et leurs résultats. » (p.96)
Elle ne s’emploie pas à démontrer quoique ce soit, elle se tient à sa démarche de carnettiste et s’autorise son point de vue. Elle se situe du côté du savoir, de la connaissance, de l’histoire, de la langue, de la transmission. Reproche pourrait lui être fait, cependant ses convictions bien affirmées lui permettent d’adapter son regard et d’accepter les surprises avec la bienveillance de celle qui sait parfaitement les recoins et ressources de son pays : la langue, le français. « […] on ne dit plus [professeur] « de lettres » et je le regrette. Car « le français » qu’on enseigne à de jeunes Français, ce n’est pas seulement une langue ; c’est aussi une culture et qui s’est, entre autres, incarné dans des textes. » (p.16)
Dans cette confrontation au discours, en présence d’un tiers qui n’est pas le professeur, qui vient jusqu’à eux de l’au-delà de la cité, qui est reconnu officiellement comme « écrivain », les adolescents se dévoilent. Derrière leurs compétences langagières, leurs timidités ou leurs interventions bravaches, se dessinent leur perception de l’autorité, du monde, de leur quartier, de l’amour, de l’avenir. Elle note et reconnaît les difficultés, mais n’accepte pas que nous, communauté adulte, nous nous en contentions. Si faire partie de l’humain, c’est intégrer « [la] chaîne des mots qu’on lit et des mots qu’on écrit pour les donner à lire. Elle n’a pas de début cette chaîne, elle n’a pas de fin. » (p.16), le cours de français devrait plus que tout autre en ouvrir la porte : « être dans la danse des mots […]. Ce n’est pas social, c’est de la force intime, ça ne sépare pas, ça vous relie davantage » (p.38). Il relève de notre responsabilité collective de ne pas abandonner les élèves dans cette « triste prison du présent » (p.127), jusqu’à se demander « si nous n’allons pas payer très cher la mort d’une sphère publique fondée sur l’écrit. En somme notre sortie hors de l’espace des Lumières » (p.14)
Danièle Sallenave propose un récit de voyage où elle glisse des réflexions ouvertes à qui veut pénétrer et comprendre, sinon de l’intérieur du moins en empathie, l’univers de ces collégiens des « quartiers ». Sans avancer de solution, elle rend un hommage appuyé aux enseignants qui veulent permettre aux rêves de rester ouverts, de nourrir le désir, de transformer leur « monde en lambeaux » (p.65). Pour cela, l’institution, les professeurs, le cours de français, la lecture des textes doivent « initier au monde […] en faisant le détour par l’histoire, le passé, la connaissance » (p.134). Accéder à la lecture, rappelle-t-elle, c’est résister comme Julien Sorel et, mieux encore, maîtriser « l’art de s’orienter » (p.125). Clef que l’école devrait transmette aux individus en devenir dans un contemporain toujours plus complexe