L’autobiographie d’un poète japonais d’avant-garde nous fait découvrir, entre autres, les coulisses du Japon de la première moitié du XXe siècle.

Le présent texte, traduit du japonais, annoté et doté d’une postface par Benoît Grévin, paraît pratiquement en même temps qu’une série de trois autres textes originaux publiés par CNRS-Éditions    : tous ont en commun de donner accès, de façon inédite, au Japon du dernier tiers du XIXe et du début du XXe siècle. Mais contrairement aux ouvrages parus à CNRS-Éditions, le texte de Kaneko Mitsuharu n’est ni un texte programmatique, ni un manifeste édité pendant la période considérée : il s’agit d’un écrit autobiographique retraçant l’itinéraire intellectuel et géographique et les rencontres de ce poète avant-gardiste pendant toute la période allant de la fin de l’ère Meiji à la fin de la Guerre du Pacifique, et il a été publié en 1965. C’est d’ailleurs de cette vue rétrospective et du contexte dans lequel est paru ce texte que se dégage pour une part la conception du « désespoir » présent dans le titre du texte de Kaneko.

Estimant alors que la conscience de la défaite commençait à s’estomper aussi bien sous l’effet de la réussite économique qu’à l’approche du centenaire de la Restauration du pouvoir impérial initiant l’ère Meiji, Kaneko présente à la fin de son ouvrage le « désespoir » comme le seul moyen susceptible d’éviter aux Japonais qu’ils ne retombent dans leurs dramatiques erreurs passées. Mais comme l’indique le sous-titre qu’il a donné à son texte, il faut d’abord comprendre par ce terme de « désespoir » les conséquences de l’ouverture à l’Occident telles qu’elles lui sont apparues au fil de son itinéraire et à l’occasion des rencontres avec un certain nombre de « désespérés » auxquelles celui-ci a donné lieu – sans que le regard critique qu’il porte sur cette ouverture nourrisse pour autant chez lui la moindre nostalgie de l’époque antérieure à cette ouverture.

La personnalité originale et la curiosité foncière de Kaneko, qui inscrit délibérément le récit de son itinéraire et de ses rencontres dans le contexte historique de son époque, font de cette autobio­graphie intellectuelle un témoignage d’une valeur considérable. Les vues non convention­nelles qui y sont exprimées vont au-delà de l’image que les Japonais ont accoutumé de donner d’eux-mêmes (et telles que les a ensuite reprises et diffusées un Occident en mal d’exotisme), notamment dans les « nihonjinron », ces essais qui constituent un genre à part entière et dont le but principal consiste à démontrer l’unicité du peuple japonais ; par la distance qu’adopte Kaneko et les perspectives qu’il ouvre, son ouvrage semble même être un anti-nihonjinron.

Au-delà de l’indéniable subjectivité induite par le caractère autobiographique de ce texte, les faits concrets rapportés de façon vivante et originale par son auteur corroborent largement les travaux historiques les plus récents portant sur le Japon. Pour peu que le lecteur francophone ayant accès à ce texte par la présente traduction souhaite découvrir un Japon éloigné de l’image « authentique » diffusée en Occident, il s’agit d’une véritable mine, situant Kaneko aux antipodes de Mishima et du Japon « éternel » sous les formes duquel ce dernier a mis fin à ses jours. D’une part, l’admiration que Kaneko a vouée à l’Occident l’a amené à se considérer lui-même comme un « étranger » (pp. 84-98 et plus particulièrement p. 97-98). D’autre part, il montre les ravages provoqués par la persistance de l’idéologie, mise en place à l’époque d’Edo, sur laquelle s’est fondée la Restauration de Meiji, telle que la résument tant le slogan fondateur de cette Restauration (sonnô jôi : « honorer l’empereur, expulser les barbares ») que le désir affiché d’acquérir les « techniques occidentales » tout en conservant l’intégrité de l’« esprit japonais » ancien (wakon yôsai). En réapparaissant dans les années 1930 au cours desquelles se sont déployés les éléments qu’elle contenait in nuce, cette idéologie a selon Kaneko inévitablement conduit à la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945) et à la Guerre du Pacifique (p. 51).

Kaneko présente la diffusion de cette idéologie impériale de façon originale en faisant le tableau de braves « péquenots » montés à la capitale et repartant dans leurs campagnes après avoir fait l’acquisition, dans le quartier d’Asakusa de Tôkyô, de l’« Auguste portrait » de l’empereur. S’il prend ses distances avec une certaine bonhomie en raillant la mauvaise qualité technique de ces portraits et en soulignant le côté « très ‘Montmartre’ » qui caractérise selon lui Asakusa, (p. 76), il illustre par la suite à l’envi les ravages de l’idéologie diffusée par le biais de tels chromos. Sur le navire le menant en Occident en 1919, il a pu mesurer combien cette idéologie xénophobe, qu’il rapporte explicitement au « portrait de l’Empereur », était déjà ancrée dans le petit peuple japonais (p. 26 sq.).

De fait, son témoignage corrobore à sa manière les acquis de la recherche historique tant au sujet du refus de la conscription que les Japonais avaient exprimé en déclenchant de véritables émeutes que de la diffusion du modèle guerrier, qu’il s’agisse du bushidô, cette « voie des guerriers » élaborée a posteriori pour discipliner les samurai pendant la longue période de paix de l’époque Edo, ou du modèle familial et social des samurai incarnant prétendument la quintessence du Japon – le cliché du Japonais guerrier résultant clairement de l’imposition du modèle culturel d’une catégorie sociale déterminée à l’ensemble de la population. En effet, il évoque aussi bien les diverses superstitions par lesquelles certaines recrues pensaient pouvoir échapper à la conscription (p. 38) que le sort réservé aux soldats faits prisonniers lors de la guerre russo-japonaise de 1905 : la population ayant alors complè­tement intégré le code social du bushidô enjoignant au guerrier de se soustraire à la captivité par le sui­cide rituel, leurs familles ont été stigmatisées (quand elles n’étaient pas elles-mêmes persuadées d’être déshonorées) et ces soldats contraints de mener de sinistres vies d’errance sur le continent asiatique ou dans l’anonymat total après leur retour au pays – situation qu’il ne se prive pas de qualifier d’« absur­de » (p. 81). Enfin, Kaneko illustre le caractère délétère de cette idéologie par l’exemple qu’il donne d’un camarade qui, comme de nombreux Japonais, a fini par se suicider pendant la période de deuil consécutive au décès de l’empereur Meiji (p. 69).

Le sort des « désespérés » qu’il évoque est pour une bonne part la conséquence des décalages provoqués par la position intrinsèquement schizophrénique du wakon yôsai. En guise d’ouverture au chapitre 2, Kaneko résume magistralement ces décalages en évoquant le phénomène de mode qu’a représenté le port de la moustache aux débuts de l’ère Meiji (pp. 33-42), une telle mode étant selon lui symptomatique soit de la volonté, soit du refus de s’occidentaliser des hommes japonais : les tenants de l’innovation avaient en effet décidé d’adopter cet accessoire capillaire d’autant plus typique selon eux de l’Occident érigé en modèle qu’il avait jusqu’alors été réprimé par le shôgunat d’Edo – dans ces circonstances, le refus de l’arborer exprimait rien de moins que la résistance des catégories sociales hostiles à l’innovation et restées fidèles à l’ordre ancien. Mais la moustache est devenue par la suite emblématique du décalage qui s’est instauré entre les premiers moustachus qui, s’en étant lassés, y ont renoncé, tandis qu’en se décidant à la porter, ceux qui avaient initialement refusé de l’adopter se sont petit à petit laissé gagner par les innovations – mais en restant continuellement à la traîne.

On retrouve de tels décalages dans la présentation de trois personnages ayant joué un rôle dans la jeunesse de Kaneko : deux de ses professeurs et son grand-père adoptif qui, ne supportant pas le passage à une époque nouvelle, se sont réfugiés dans la nostalgie maniaque du passé (pp. 42-50). Il évoque assez longuement cette situation de décalage telle qu’elle a pesé sur les relations intergéné­rationnelles, et plus particulièrement sur le binôme père-fils, miné par les aspirations littéraires et les choix socialisants de la jeune génération – même si ce décalage s’est, semble-t-il, atté­nué à la génération suivante (respectivement p. 57, pp. 60-62 et p. 88). Lors du séjour qu’il a effectué en Chine pendant la guerre, il a également pu constater le décalage que la présence militaire japonaise sur le continent avait induit pour les sinologues japonais résidant en Chine et profondément amoureux de ce pays, et qui selon ses termes représenta pour eux « un calvaire » (p. 128 sq.). Cette même présence avait également induit un autre décalage, qu’il traite toutefois de façon plus allusive : certains des in­tellectuels chinois qui ont été formés au Japon au début du siècle et qui œuvraient à un rapprochement avec ce pays sont, pour certains, allés jusqu’à se commettre dans des gouvernements fantoches (respectivement p. 137 et p. 106). Enfin, il donne un tableau saisissant de l’effacement de « l’homme de Taishô    » au profit du « Japonais d’antan » qu’a provoqué le tremblement de terre de Tôkyô de 1923 (p. 102 sqq.) : il évoque en effet sans aucun fard aussi bien la chasse aux Coréens et aux socialistes à laquelle la populace s’était livrée sur la foi de rumeurs dont il attribue la diffusion à l’armée – l’accusation proférée alors contre les Coréens « d’empoisonner les puits », qui rappelle les griefs formulés contre les Juifs lors de la Grande Peste de 1348, démontre, s’il en était encore besoin, l’universalité de la per­sécution de boucs émissaires désignés à la vindicte publique. Quant à l’assassinat, par un militaire pro­fitant de la confusion, du penseur Ôsugi Sakae, traducteur de Kropotkine, et de sa compagne, connue pour ses positions féministes, il semble avoir anticipé la dérive d’une armée sûre de pouvoir agir quasiment en toute impunité.

Mais Kaneko montre également comment il a lui-même fait l’expérience de ces situations décalées, notamment dans les rapports qu’il a pu entretenir tant avec son pays et ses compatriotes qu’avec l’Occident. Quand il s’est rendu en Chine pendant la seconde guerre sino-japonaise, il a pu de nouveau mesurer, mais de façon plus nette (il mentionne une « sensation physique »), la distance séparant les élites intellectuelles occidentalisées et le petit peuple japonais gagné à l’idéologie impériale : « tous adhéraient pleinement à la guerre » (respectivement p. 26 et p. 126 sq.). De même, le récit qu’il fait de la réunion de la société patriotique où il s’agissait de défendre la « Sphère de coprospérité de la Grande Asie » nous le montre en complet décalage avec ce cercle d’intellectuels compromis plus ou moins selon leur gré et dans lequel il sent bien qu’il n’est « pas à [s]a place » (p. 139-142).

Par l’extrême complexité qu’il dévoile, le décalage qu’il a éprouvé lors de son premier séjour en Europe nous semble particulièrement intéressant par ce qu’il apporte à l’histoire des mentalités (pp. 93-97). Il a pu y voir comment certains Occidentaux se faisaient gruger par des Japonais sans scrupules abusant de leur engouement pour le japonisme (à ce titre, il mentionne un « occidentalisme de pacotille » dans le Japon de l’époque) ; mais il a également pu découvrir, lui, l’intellectuel japonais fasciné par l’Occident au point de se tenir à distance de sa propre culture, que certains Occidentaux avaient pu acquérir des compétences à « goûter réellement la beauté subtile propre aux créations japonaises » – il est impossible ici de ne pas penser au travail accompli en amont par Edmond de Goncourt et Hayashi Tadamasa   . Derrière la grande sobriété de la remarque qui suit ce constat (« ce qui m’avait donné à réfléchir »), on pressent l’ébranlement intérieur qu’a dû représenter pour lui la prise de conscience de sa condition de déraciné volontaire. En outre, si sa trajectoire s’inscrivait selon lui dans l’intérêt immémorial des Japonais pour les cultures étrangères, il reconnaissait également avec une extraordinaire lucidité non seulement que l’éblouissement qu’il ressentait face à la culture occidentale était pour une part un « mirage », mais aussi qu’un tel effort d’accultu­ration ne serait jamais pleinement reconnu par les Occidentaux : « Tout en applaudissant à deux mains les singes quand ils imitent les hommes, [ils] trouvent proprement intolérables toute prétention du singe à l’égalité. » (P. 85-87.)

À l’opposé, il rapporte un épisode particulièrement émouvant qui illustre non le décalage, mais bien au contraire la communion entre humains, et qui peut sembler totalement incongru tant l’Extrême-Orient place souvent la pudeur ailleurs que l’Occident : il se déroule en effet dans des toilettes publiques qui, en Chine, l’étaient alors à tous les sens du terme. Se trouvant face à un vieillard occupé comme lui à déféquer, il a pu observer comment celui-ci découpait soigneusement du papier de Chine pour en faire quatre feuilles ; c’est quand le vieillard lui en a tendu deux qu’il s’est rendu compte qu’elles étaient destinées à servir de papier hygiénique que, dans une « bienveillance si simple, indé­pendante de toute familiarité », cet homme tenait à partager avec lui (p. 130). On ne peut s’empêcher de penser que s’il rapporte cet épisode manifestant « ce que le cœur du peuple chinois a de grand et de large » dans le cadre du récit du séjour qu’il a effectué en Chine pendant la guerre alors qu’il avait eu lieu lors d’un séjour antérieur, c’est pour évoquer de nouveau, mais cette fois par prétérition, les rava­ges d’une idéologie expansionniste menant jusqu’à la déshumanisation et que « le naïf peuple du Japon, dans son ignorance du monde, avait gobée sans sourciller » (p. 27).

Les quelques perspectives mentionnées ne sont qu’un bref aperçu de la richesse de ce texte, qu’un travail de présentation et un appareil de notes tout à fait remarquables mettent fort bien en va­leur. L’appareil de notes, placé en fin de texte (formule loin de toujours faire l’unanimité par son côté parfois incommode, mais qui permet aussi une (re)lecture du texte « en continu »), repose sur un im­portant travail d’érudition qui, bien que parfois succinct sur certains points, fournit au lecteur les clés nécessaires à la compréhension des nombreux faits culturels exposés dans le texte. Dans ces notes, le lecteur est même parfois invité à entrer dans « l’atelier du traducteur », ce dernier nous y expliquant les choix qu’il a dû faire pour rendre les termes japonais d’une façon adaptée au lecteur francophone. La postface présente les différents thèmes de l’ouvrage de façon synthétique ; après le thème du « désespoir japonais » (pp. 205-214), on y trouve trois grands axes qui permettent de balayer l’ouvrage dans son ensemble : la permanence de l’époque précédente (pp. 214-223), l’idéologie impériale (pp. 223-231) et le thème de l’« étranger » (pp. 231-244).

Tous ces facteurs font de cet ouvrage une référence permettant, comme nous avons essayé de le montrer, de découvrir tant un Japon extrêmement vivant et contrasté que les aspects complexes des relations que ce pays et ses ressortissants ont pu entretenir avec l’Asie continentale et l’Occident à l’époque contemporaine. Kaneko a indéniablement été un représentant du Japon qui s’ouvre, non du Japon qui se ferme