Driss Abbassi révèle les grandes étapes de la construction chaotique de l’identité nationale de la Tunisie. Un essai passionnant.
À l’évidence, le rapport d’un État et d’une nation à l’histoire n’est pas innocent. Il est toujours marqué du sceau de la sélection, de l’oubli, et procède d’une complexe et permanente actualisation des références du passé. C’est cette question qui a intéressé Driss Abbassi, enseignant-chercheur à l’Université du Sud – Toulon – Var et chercheur associé à l’Institut de Recherches et d’Études sur le Monde Arabe et Musulman (IREMAM), et qui l’a incité à analyser dans son dernier ouvrage le contenu des livres d’histoire et de géographie publiés à l’intention des classes primaires et secondaires en Tunisie, de l’indépendance au début des années 2000. Cette étude de contenu systématique, l’auteur l’a complétée par de brèves incursions dans les documents destinés à la promotion touristique du pays et à son rayonnement international dans le domaine du sport de haut niveau. Sans épuiser ses propos, tentons de restituer ici les grandes étapes de l’invention chaotique de l’identité tunisienne dessinées dans cet essai passionnant.
Ben Ali et la réinvention d’une Tunisie essentiellement méditerranéenne
Soulignons d’abord le paradoxe. L’image élaborée par le pouvoir de Ben Ali, et largement entretenue du reste par les acteurs de la promotion touristique depuis une bonne décennie, ressemble étrangement à celle qui fut véhiculée durant la période coloniale : une Tunisie essentiellement méditerranéenne, en termes géographique et culturel, et sans grande attache avec son appartenance maghrébine.
La majorité des références au passé mises en avant font ainsi l’impasse sur l’enracinement dans la culture arabo-musulmane et sur la période coloniale pour promouvoir l’appartenance carthaginoise et, dans une moindre mesure, romaine. Mentionnons ici pour exemple que la Tunisie propose désormais entre autres produits à caractère historique et culturel des circuits touristiques carthaginois et qu’Hannibal figure sur l’un des billets de banque (le plus petit il est vrai), celui de un dinar. En enracinant dans ce lointain passé l’identité nationale, il s’agit de fonder la spécificité de la Tunisie sur "l’ancienneté de son territoire et [sur] son ‘exceptionnalité’ géographique", écrit Driss Abbassi.
Ce méditerranéo-centrisme a été particulièrement explicite à l’occasion des deux dernières grandes manifestations sportives internationales organisées par le pays : en 2001 d’abord, aux Jeux méditerranéens auxquelles participèrent 23 pays ; en 2004 ensuite, lors de la Coupe d’Afrique de Football. Pendant les cérémonies d’ouverture et de clôture de ces deux évènements internationaux, on a mis en évidence avec beaucoup d’insistance et de créativité le lien direct entre la nouvelle identité tunisienne élaborée dès la prise de pouvoir de Ben Ali en 1987, et la Méditerranée. D’après l’auteur, la véritable rupture avec ce qui précédait date de 1994 et doit être mise en rapport avec l’échec de la relance de l’unité maghrébine.
On comprend ainsi combien cette nouvelle identité promue par l’État entre en concordance avec ses choix économiques et diplomatiques. Au niveau national, on comprend bien également comment celle-ci entre en cohérence avec le projet de cohésion sociale du pouvoir qui s’est lancé, et ce dès les débuts, dans une lutte radicale, idéologique et policière contre la mouvance intégriste.
Bouguiba plus arabo-musulman que méditerranéen
Cette nouvelle identité rompt radicalement avec celle qui avait prévalu tout au long du règne bourguibien. Durant cette période, l’appartenance quasi exclusive à l’histoire et à la culture arabo-musulmane était mise en exergue, sans évocation du passé préislamique, et sans références à la présence berbère ; l’appartenance maghrébine était fortement revendiquée, les luttes et guerres d’indépendance ayant imposé l’affirmation de cette identité comme base de la solidarité combattante.
Malgré cette tendance lourde, Driss Abbassi constate une dichotomie très révélatrice. Durant toute la période du pouvoir bourguibien, quand le discours destiné aux élèves du primaire – où l’enseignement de l’histoire se faisait en langue arabe – mettait exclusivement l’accent sur l’identité et l’histoire arabo-musulmanes de la Tunisie et son appartenance au Grand Maghreb arabe, dans le secondaire par contre – où l’enseignement de l’histoire et de nombreuses autres matières était dispensé en français – l’accent était mis bien davantage sur l’appartenance historique et géographique de la Tunisie à la "méditerranéité". Dans des ouvrages le plus souvent rédigés par des enseignants français avec, parfois, des collaborations tunisiennes, l’identité tunisienne s’enracinait dans son passé de terre de lien et de rencontre entre les rives nord et sud de la mare nostra. On retrouve là encore un thème qui était au cœur de la représentation coloniale de la Tunisie.
Cette contradiction, insiste l’auteur, est dans une certaine mesure l’expression de l’ambiguïté et des limites de la philosophie politique bourguibienne fortement imprégnée d’un libéralisme culturel d’obédience laïque et contrainte de faire avec les perceptions qu’à de son identité la majorité du peuple tunisien, en particulier celui d’origine rurale.
Un décalage de plus en plus net entre l’État et la nation
Le pouvoir tunisien n’en finit donc pas, en fonction de ses objectifs économiques, de ses ambitions géostratégiques et de la réalité sociale avec laquelle il doit composer, de refaçonner l’image historique et l’identité du pays. Reste qu’aujourd’hui, et c’est sur cette interrogation que se clôt cet essai d’archéologie et d’historiographies identitaires, si la classe politique aux affaires et une partie des universitaires contribuent à alimenter les directions de l’entreprise de Ben Ali, celle-ci apparaît de plus en plus en décalage avec le vécu de l’immense majorité des Tunisiens, particulièrement les jeunes. Ces derniers se perçoivent d’abord et avant tout comme appartenant au monde arabo-musulman, ce qui n’est pas sans créer d’inquiétantes discordances.