Le sujet et l’identité personnelle demeurent des concepts fertiles, comme le prouve cet échange, intéressant travail de reformulation des difficultés.

La raison de cet ouvrage est la sortie synchrone et ignorée par chacun des auteurs de leur ouvrage sur la notion de sujet : Les Pratiques du moi de Larmore et Le Complément de sujet de Descombes, en 2004.

Sujet, substance, subjectivité, moi, identité, personne, quel désordre ! Si l’idée d’une autonomie constitutive du sujet a été mise à mal, les définitions classiques du sujet et de l’identité personnelle demeurent des éléments conceptuels fertiles.

Jean-Cassien Billier agrémente l’ouvrage d’un introduction synthétique faisant le point sur ce sujet, et il est à regretter qu’il ne donne pas, dans le sens de son propos, une forme argumentative de la question, à l’instar d’un cours Guidebook, fort utile sur ce point, pour les étudiants comme pour les enseignants.

La compréhension du concept de sujet ne saurait être épuisée par les concepts d’identité sortale, personnelle, ou par la notion aristotélicienne de différence propre. Si l’égologie ou l’auto-référence existent, ces deux notions ne vont pas non plus sans difficulté. La thèse de la continuité de la mémoire pour définir l’identité personnelle reçoit trois contre-arguments, et la thèse physicaliste (l’identité du Moi reposerait sur le cerveau) ne permet pas de conclure, faute d’expérience cruciale. L’identité demeure aux prises avec les entités, plus ou moins fictives et connues, sur lesquelles on ne cesse de vouloir la faire reposer (Moi, cerveau, personne, etc.). La thèse de l’identité narrative constitue donc un prolongement possible.

Le présent ouvrage présente trois textes de chaque auteur, disposés de façon dialogique, récapitulant et déterminant l’état de la question.

Les points d’accord entre les deux auteurs sont nombreux : abandon de la transparence à soi, volonté d’appliquer le rasoir d’Ockham, dépasser les paradoxes de l’idéalisme (la fondation du sujet sur l’aperception, "le sujet se fait objet pour lui-même" ou "l’observateur désengagé"), la réforme conceptuelle.

Le débat entre Larmore et Descombes porte sur le sujet. Rappelons que Larmore refuse les méthodes de la phénoménologie et du tournant grammatical. Selon lui, un sujet, c’est une présence à soi par laquelle nous nous engageons, "nous nous obligeons"   . Il conteste la substitution du terme agent à celui de sujet, substitution issue du Complément de sujet, impliquant l’abandon d’un rapport constitutif à soi au profit de la subjectivation de soi par une règle. Selon lui encore, Descombes enracine l’agent dans la réflexion alors qu’il faut enraciner le Moi dans l’obligation, le corps propre et les qualia, c’est-à-dire dans des expériences non réflexives. Larmore maintient le terme moi comme substantif et le définit comme cet engagement dans un "ordre préalable de raisons".

La démarche de Descombes est la suivante : "nous devons développer une philosophie de la première personne qui rende compte de notre emploi des mots "moi, je…" sans faire appel à l’entité que les philosophes désignent par la nominalisation du pronom en disant : le moi"   . Sa réforme conceptuelle est massive. Il ne défend pas l’abandon des pronoms personnels, ni celle des termes impliquant un rapport à soi. Il distingue, au sein de la notion d’autonomie, l’autolégislation (qui est illégitime car transposition intérieure d’un processus en réalité politique) de l’intégration de la partie et du tout ("degrés de l’agir", p.76). Descombes prône l’abandon radical des "dogmes de la philosophie du sujet"   . Toute l’opposition se trouve condensée pages 81 et 96 : selon Descombes, il n’y a pas à opposer rapport cognitif et rapport pratique à soi.



Des critiques judicieuses des apports de Fichte et de Sartre enrichissent la querelle. De même qu’une conception du rapport du philosophe au langage, ordinaire ou technique. De sorte que le débat de fond — théorie du Moi contre philosophie de la première personne — est toujours enrichi d’une réflexion sur la forme ("la forme, c’est le fond qui remonte à la surface"). Y a-t-il ou non, un rapport à soi fondamental ? Ou n’y a-t-il qu’une diversité des manières de se désigner et de s’attribuer ? L’analyse de Descombes explore cette diversité, et le concept d’agent les unifie. Celle de Larmore soutient qu’il existe un genre de connaissance exceptionnelle, celle qui émane et porte sur moi. Si tous deux s’accordent sur les deux sens du verbe désigner (désigner une chose et se désigner, qui sont deux sens transitif), ils se séparent sur la nature de la désignation : cognitive ou normative ? Alors que Descombes réfute cette dissociation, Larmore y revient. Pour ce dernier, la notion même d’agent implique un rapport à soi fondamental, de type normatif.

Ce à quoi nous assistons, c’est à un magnifique travail de précision et de reformulation des difficultés, avec ampleur des conséquences théoriques (politiques, à travers la notion de personne, morales, à travers celle d’autonomie et de souveraineté, anti-spéculatives, à travers la mise à jour des contradictions pesant sur les philosophies classiques du sujet), et minimalisme des postulats. Les pages 164 et 165, de Descombes, déterminent précisément les accords et les désaccords. Car le livre ne cherche pas l’accord, heureusement. Et ne se berce pas d’autosatisfaction : les difficultés de Larmore décrite par lui-même   sont d’une brillante honnêteté intellectuelle. Le mot de la fin, de Descombes, définit avec rigueur l’évolution des termes de la question du sujet, au cours du XXe siècle : décrivant la fin du représentationisme, et l’avénement d’un réalisme de type pragmatiste