Charles Melman tente de cerner ce qui provoque une crise de repères et notre désarroi contemporain. Ce qu’il a nommé "nouvelle économie psychique" est une mutation à la fois de la subjectivité et de l’existence collective, dont le moteur n’est plus le désir mais la jouissance.

La nouvelle économie psychique

Le dernier ouvrage de Charles Melman "La nouvelle économie psychique - la façon de penser et de jouir aujourd'hui" constitue un approfondissement théorique et clinique de son précédent ouvrage, "L’homme sans gravité". Dans ce livre d’entretiens avec Jean-Pierre Lebrun, il avait évoqué l’émergence d’une nouvelle économie psychique corrélée aux changements de société dans lesquels nous emporte l’idéologie néolibérale : rejet du "réel" ou profit du "virtuel", banalisation de la violence….
Cette NEP versant psychique n’est pas sans référence à la NEP versant politique que Lénine mena de 1921 à 1924, Новая экономическая политика, par laquelle il réinjectait un peu de capitalisme dans son pays soviétisé et visant, par repli stratégique, à faire au capitalisme une place limitée pour un temps limité. Cette référence - en guise de mot d’esprit ? - n’est pas aussi saugrenue qu’elle peut en avoir l’air, puisque c’est bien de l’idéologie néo-libérale dont il est question, dans son lien avec la subjectivité.

Nous voyons là se dessiner une problématique de recherche que mènent depuis plusieurs années Charles Melman, mais aussi Jean-Pierre Lebrun, et d’autres à l’Association Lacanienne Internationale sur la subjectivité et le lien social d’un point de vue psychanalytique. Cette problématique semble directement liée à la recherche de Jacques Lacan autour de la notion de discours, discours du maître, discours de l’analyste, discours universitaire, discours hystérique, à l’appui des interrogations fondamentales de la philosophie de l’antiquité grecque. Charles Melman dans la continuité de Jacques Lacan, mais aussi dans la continuité des interrogations posées notamment par Platon et Kant, pose bien la question de ce qui peut faire discours aujourd’hui et de ce qui peut faire Un pour les humains.

Quelles sont les grandes lignes analytiques qui fondent ce que Charles Melman qualifie de NEP ? Trois grands éléments se distinguent de la réflexion proposée.
1) Tout d’abord des congruences sociologiques, qui caractérisent l’homme contemporain dans sa vie quotidienne et justifient le qualificatif d’homme sans gravité - d’où une révolution subjective-.
2) Ensuite de nouvelles formes cliniques frappantes pour leur récurrence aux yeux des cliniciens.
3) Enfin l’hypothèse de l’apparition d’un changement anthropologique profond avec le repérage d’une mutation matriarcale dans la transmission.

Les traits de l’homme sans gravité

Paradoxalement, le triomphe relatif des idées de Marx et Freud, avec le dépérissement de l’Etat d’une part et l’avènement de la jouissance d’autre part, charrie son cortège d’effets collatéraux. Ainsi, ce qui est guéri d’un côté est en souffrance de l’autre.

Un ciel vide

Un premier élément marquant est la chute des grands textes qui venaient jusqu’alors en place de grand Autre. La constitution du grand village planétaire, avec la généralisation de la communication instantanée, abolit les particularités de la culture. La dimension du transfert ainsi que le savoir s’en trouvent désinvestis. Ce sont bien plus aujourd’hui les techniques, qui permettent d’agir directement et immédiatement sur le réel, qui emportent le respect des jeunes gens. La forclusion du grand Autre conduit à la prévalence d’un dialogue horizontal avec les semblables, les petits autres.
Traditionnellement, la médiation des rapports entre semblables par le grand Autre permettait une limitation à la jouissance, opérée par le circuit de la dette à payer au grand Autre. Ce détachement à l’égard du grand Autre est aussi un détachement à l’égard du langage. Il n’est donc pas étonnant dans ce cadre que l’intervention de quelqu’un en position de "chef" puisse être aujourd’hui fréquemment vécue sur le mode paranoïaque. Il y a ainsi une érosion de tout ce qui faisait identification collective.

L’avènement du discours libéral : une nouvelle forme de dépendance aux objets

Cette annihilation du grand Autre  est le corollaire du développement de l’économie libérale. Celle-ci vise à abolir toutes les restrictions de jouissance de manière à rendre possible l’húbris (ὕϐρις), l’excès, dans le rapport aux objets. En effet, une nouvelle morale apparaît concernant le jouissance : elle semble désormais envisagée comme un droit. Nous nous sommes débarrassés d’une forme de dépendance au grand Autre pour nous inféoder aux objets. Les chefs en place sont eux-mêmes inféodés à des déterminants économiques qui semblent leur échapper. Le nouveau chef qui commande, c’est l’objet, la satisfaction, la jouissance   .
Cette morale génère une nouvelle forme du politiquement correct : personne n’a le droit de critiquer quelque jouissance que ce soit. N’est plus reconnu comme valable un discours qui viendrait remettre en cause la jouissance ou la satisfaction.
Ce développement de l’appétence pour la jouissance hors limite se double d’un phénomène d’accoutumance. Notre époque flirte familièrement avec l’horreur : nous nous y habituons. Les sujets sont invités à lever toute inhibition pour accomplir pleinement leur fantasme. Ce qui hier était caché est aujourd’hui exhibé comme rançon du succès de l’économie libérale. Ce qui hier devait être voilé et caché, rejeté, devient aujourd’hui objet de jouissance assumée. Il s’agit du passage psychanalytique d’une jouissance phallique à une jouissance objectale.
Marcel Gauchet qui prend la parole dans l’ouvrage insiste sur l’importance anthropologique de cette mutation : nous assistons à une véritable intériorisation du modèle de marché. Pour Pierre Beckouche également invité au débat, "l’idéologie du marché" repose sur la croyance que le marché peut faire de l’économie une architecture symbolique des sociétés.
La promotion de la jouissance objectale n’est pas sans conséquences, elle se lit dans les nouvelles configurations cliniques auxquelles le psychanalyste a à faire. En voici quelques unes parmi celles que présente l’auteur de l’ouvrage.

Les nouvelles formes cliniques

Communautarisme

Des groupes se constituent faits de semblables. Le ciment provient d’une identification imaginaire des membres entre eux. C’est dès lors le dissemblable qui est rejeté hors du groupe dont l’humanité n’est pas reconnue. Il n’y a plus de rapport avec l’altérité, mais uniquement des rapports avec des semblables, des rapports de moi à moi, de frère à frère. La jouissance narcissique commune est portée par l’égalité souhaitée dans le groupe. Ce dispositif, dans lequel la parole ne sert qu’à s’admirer réciproquement, génère les phénomènes de bandes et l’agressivité. Le gouvernement consiste dès lors tout simplement à distribuer, répartir, les jouissances objectales entre les communautés.

La dépression

Traditionnellement, nous déprimons quand nous avons le sentiment de ne plus avoir de valeur aux yeux du grand Autre. Dans la nouvelle économie psychique, le sentiment de dignité humaine s’attache désormais à la valeur marchande : la "référence" ne se recherche plus dans une dimension verticale, mais par rapport à la valeur que les autres nous accordent. Les aléas de la vie économique, et donc les fluctuations de la valeur rendent nécessaire une lutte de chaque instant pour la justifier. L’humeur fluctue avec. La dépression est ainsi un problème directement social.

Un sujet atopique

Les sujets qui viennent aujourd’hui consulter le psychanalyste témoignent directement des conséquences de la nouvelle économie psychique, avec notamment la difficulté à trouver son projet personnel. La difficulté à rester en place se traduit dans les difficultés conjugales ou professionnelles. L’identité de ces jeunes sujets est inquiète, y compris leur identité sexuelle. Ils viennent en consultation retrouver une organisation du désir. Une autre manifestation en est l’hyperactivité du jeune enfant.

Une mutation matriarcale dans la transmission

Déclin du nom-du-père

Ces développements vont de pair avec le déclin du nom-du-père, ce nom propre qui est celui de l’ancêtre fondateur de notre lignée. Ce père rappelle la dette que nous avons à son égard, les devoirs qu’il nous impose, notamment la célébration de son nom, la prospérité d’une lignée. Il est à la fois l’invitation au franchissement d’une limite à condition de la respecter. L’économie libérale invite à se passer du père : il n’est même plus nécessaire à la reproduction. C’est un personnage devenu anachronique. En même temps que se délite la famille, on assiste au déclin du patriarcat, tandis qu’une forme de matriarcat familial s’étend au fonctionnement social. On assiste ainsi à une nouvelle idée de la transmission et de l’exercice du pouvoir et à sa féminisation.

Le sujet du matriarcat

Le matriarcat est entendu ici comme le pouvoir exercé par la mère au sein de la famille, et l’attente que les enfants peuvent avoir de ce que les insignes de leur vie d’adulte leur soient transmis par l’amour d’une mère, et non par le sacrifice et l’autorité d’un père. Ce développement du matriarcat est en lien avec la généralisation de l’idéologie néo-libérale qui ne souhaite plus s’embarrasser des interdits.
La mère peut exercer son autorité à partir de l’amour réciproque qu’elle vient susciter. Elle ne demande pas à son enfant de renoncer à elle. Si c’est un garçon, elle lui demande soit de prouver sa virilité en étant un Don Juan, soit de renoncer à la sexualité pour se vouer au culte maternel. Lorsqu’il s’agit d’une fille, elle se situe pour sa part dans une position de miroir où la mère devient un idéal inaccessible ; elle reste alors dans un sentiment d’infériorité.
Les névroses traditionnelles s’estompent au profit de nouvelles pathologies limites. C’est une économie psychique où l’interdit de l’inceste ne fonctionne plus clairement.

Que faire ?

La nouvelle économie psychique et ses effets dans les relations sociales que ce soit au travail, à l’école ou dans les familles, ne lassent pas d’interroger. Les "pathologies de la liberté" - aboulie ? apathie ? - observables cliniquement par Charles Melman auprès des jeunes générations semblent paradoxalement aller de pair avec la propension à la fois à s’autoriser de soi-même, mais aussi à partager, à envisager le monde de manière globale et humanitaire.
Il semble y avoir là une question tout à fait traditionnelle qui se présente au politique : qu’est ce que les générations au pouvoir ont à proposer à cette jeunesse qui s’autorise d’elle-même ? Les empêcher de faire, les regarder faire, les inviter à faire, faire avec ?

Nous avons par ailleurs compris que la subjectivité est désormais caractérisée par une forme nouvelle d’abolition du grand Autre. Nos messages nous parviennent par le consensus social, l’opinion. A l’opposé de la NEP de Lénine (qui consistait à réinjecter un peu de propriété dans une société entièrement collectivisée), faut-il en conclure par contraste que dans notre société entièrement libérale, vouée à "l’avoir" et aux commerces des objets, déboussolée par l’absence de limites, il pourrait y avoir une attente et un besoin en termes de rééquilibrage symbolique : un peu d’être, un peu de sens, pour contrebalancer la "course à l’avoir" - c’est le scénario 1 - ? Ou au contraire, est-il possible de considérer que l’horizontalité des rapports humains, le fonctionnement en toile et en clics démocratiques, la "pipolisation" sont la forme ultime et sans appel de la démocratie telle que préfigurée par Alexis de Tocqueville - c’est le scénario 2 - ? Dans ce deuxième scénario, la qualité semble devenir fatalement une "propriété émergente de la quantité" pour reprendre les termes de Barbara Cassin dans une conférence à l’Ecole Normale Supérieure…

Les solutions sociales se trouvent certainement au carrefour de ces deux scénarii. Qu’est ce que la psychanalyse peut proposer comme réponse à ces nouvelles questions cliniques : voilà ce qui attend les cliniciens, et ce qu’attendent d’eux les professionnels du social.

Charles Melman ne se contente pas de "resservir" une parole de sage sur la jeunesse. Son optimisme féconde sa recherche clinique, et toute la richesse de son œuvre est d’extraire d’une clinique extrêmement précise des propositions de traits anthropologiques. Tout ceci mérite bien sûr débat, car le lien entre la clinique individuelle dans toute sa subjectivité et la mise en évidence de traits anthropologiques, projet présent depuis le travail psychanalytique princeps de Freud, ne va pas de soi épistémologiquement et méthodologiquement.

Le travail de Charles Melman, dont la portée politique est patente, reste confondant par sa modestie.