La neuroéthique fait son entrée en France à travers deux ouvrages dont les qualités respectives sont incommensurables.

Toute jeune discipline, la neuroéthique arrive cette année sur le territoire français aux travers de deux ouvrages. Mais qu’est-ce qu’exactement que la neuroéthique ? Les auteurs des deux présents ouvrages s’accordent pour affirmer que sous ce terme sont regroupés trois domaines distincts, bien qu’étroitement connectés. Dans un premier sens, la neuroéthique est aux neurosciences ce que la bioéthique est aux sciences du vivant : une discipline qui s’interroge d’un point de vue éthique sur les pratiques des neuroscientifiques et sur les possibles applications de leurs découvertes (c’est la neuroéthique appliquée). Néanmoins, parce que le cerveau est intimement connecté à qui nous sommes et à ce que nous sommes, la neuroéthique est aussi une interrogation sur la façon dont les neurosciences viennent bouleverser les traditionnelles questions d’éthique générale (principalement la question du libre-arbitre – c’est la neuroéthique fondamentale). Enfin, dans un troisième sens, la neuroéthique n’est plus une discipline normative mais descriptive : elle est l’étude des bases cérébrales de nos jugements et de nos comportements moraux (on a alors affaire aux neurosciences de l’éthique). Les deux ouvrages récemment parus en France ont comme mérite de tenter de couvrir (d’une façon ou d’une autre) tous ces champs.

Quand mon matérialisme (qui n’en est pas un) est meilleur que celui des autres


Commençons donc (honneur aux femmes) par l’ouvrage de Kathinka Evers : Neuroéthique, Quand la matière s’éveille. Le livre s’inspire de conférences données par l’auteur au Collège de France et s’organise en quatre chapitres. Le premier chapitre cherche à poser les bases de ce que l’auteur appelle un matérialisme éclairé, qui prendrait en compte l’existence de l’esprit et respecterait ses trois dimensions fondamentales : sa dimension subjective (en première personne), sa dimension émotionnelle (qui fonde selon l’auteur sa spontanéité) et sa dimension plastique (l’esprit est lié à un cerveau qui se développe en interaction avec son environnement et qui est ainsi le produit d’une "symbiose socioculturelle-biologique"). Le deuxième chapitre traite de la question du libre-arbitre en lien avec les neurosciences, et affirme que le modèle développé au premier chapitre permet de concilier l’intuition selon laquelle nous sommes responsables de nos actes avec les découvertes des neurosciences. Le troisième chapitre s’occupe de ce qui nous rend par natures capables de porter des jugements moraux, nos émotions, mais affirme que nous sommes naturellement biaisés par une tendance à favoriser nos proches et développe un portrait des hommes comme "xénophobes empathiques". Le dernier chapitre, enfin, s’intéresse aux applications éthiques des neurosciences, et à la façon dont celles-ci seraient susceptibles de modifier en profondeur nos sociétés et notre nature même (c’est la partie éthique appliquée).

Comme on le voit, l’ouvrage n’est pas un ouvrage introductif à la neuroéthique, mais l’exposé d’une thèse – plus précisément : la proposition d’un nouveau modèle qui est celui du matérialisme éclairé. Le problème est qu’aucun argument satisfaisant ne vient étayer dans l’ouvrage la plausibilité de ce modèle, qui reste somme toute assez flou. Quel est l’enjeu selon l’auteur ? "La neuroéthique doit éviter les pièges du dualisme, mais elle doit également éviter les pièges du matérialisme non éclairé et de l’éliminativisme naïf"   . Il s’agit donc de prendre en compte les acquis des neurosciences et de renoncer au dualisme tout en refusant de tomber dans certains écueils. Quels sont-ils ? Ce sont ceux de la "science psychophobe", qui refuse toute existence à l’esprit ou cherche à le réduire au cerveau et du "cognitivisme naïf", qui ne prend pas en compte l’importance des émotions dans la vie mentale. Entre ces deux écueils, le "matérialisme éclairé" est censé nous indiquer la voie sure.



Le problème est que l’auteur semble être dans une grande confusion conceptuelle et se contredire : d’un côté, il faut éviter les pièges du dualisme (et donc ne pas distinguer le cerveau et l’esprit), mais de l’autre il faut refuser le réductionnisme "naïf" qui éliminerait l’esprit en l’identifiant au cerveau. Tout d’abord, dans cette discussion, l’auteur confond systématiquement réductionnisme (i.e. l’esprit existe mais est identique au cerveau ou autre chose) et éliminativisme (i.e. l’esprit n’est certainement pas réductible au cerveau et c’est bien pour cela qu’il n’existe pas) – à tel point qu’elle finit par citer à l’appui de son attaque contre le réductionnisme / l’éliminativisme Patricia Churchland qui n’est autre que la plus grande représentante internationale de l’éliminativisme (mais certes pas du réductionnisme)   . Ensuite, tout le long de ce premier chapitre, on a l’impression que l’argumentation de l’auteur se réduit surtout à distribuer les mauvais points (un tel est "naïf", "psychophobe") et les bons points (ma position est "éclairée", "psychophile"), d’ailleurs souvent immérités : cela fait longtemps, par exemple, que les sciences cognitives ont arrêté de ne s’occuper que de la cognition "froide" pour s’intéresser aux émotions (il n’y a qu’à voir le statut de "classiques" atteint par les œuvres de Damasio). Tout cela pour qu’au final l’auteur nous propose un matérialisme qui n’en est pas un : puisqu’il n’y a plus réduction (même simplement ontologique), il n’y a plus véritablement matérialisme.

Un défilé confus d’idées reçues

Le deuxième chapitre sur la liberté est tout aussi décevant d’un point de vue philosophique. On ne peut qu’être étonné par l’absence d’une discussion approfondie de la position compatibiliste (mentionnée comme en passant et apparemment mal comprise), alors que c’est le problème même de la compatibilité entre libre-arbitre et déterminisme dont il est en fait véritablement question. Ce manque laisse la part facile ouvre un boulevard à l’auteur, qui peut ainsi affirmer que seul son matérialisme éclairé (qui est, rappelons-le, un dualisme) peut nous permettre de nous sortir de ce problème. Finalement, cette solution qui consiste à poser un énigmatique "théorème de variabilité neuronale" revient à réintroduire l’indéterminisme métaphysique (appelé ici "causalité contingente") sous couvert d’incertitude épistémologique, ce qui produit un matérialisme éclairé qui est dualiste et indéterministe et amène des affirmations aussi curieuses que la suivante : "le libre arbitre est une structure neurale fondamentale, une structure axiomatique, dans notre expérience aussi bien que dans les sociétés que nous créons. Cette position philosophique est, j’espère l’avoir montré, empiriquement fondée."   L'auteur ne doute de rien, mais rien n’a été démontré, sinon sa capacité  à coller un "théorème" qu’elle ne justifie guère et à glisser ensuite du simple hasard dans l’observation à l’indéterminisme dans les choses mêmes (le fameux "théorème de variabilité neuronale" spécifiant selon Evers que deux cerveaux identiques peuvent réagir de façon différente à un même input).



Passons sur les deux derniers chapitres. Sur quelle impression reste-t-on en refermant ce livre ? Déjà sur une impression de déjà-vu. Car, au final, quelle est la thèse générale ? Que l’esprit est lié mais ne se réduit pas au cerveau, que l’homme est libre parce que le déterminisme n’est pas strict, que nous préférons aider ceux qui sont proches de nous plutôt que les étrangers et que nous pouvons nous changer nous-mêmes via la société et les institutions sociales (pardon ! via "l’épigenèse neuronale", ce qui sonne tout de même mieux). Rien de neuf sous le soleil : de telles considérations se trouvaient déjà (en mieux) chez quelqu’un comme Bergson, par exemple. Le tout est saupoudré de quelques mots qui font plaisir parce qu’ils sonnent  "humanistes" : le cerveau est "narratif", "plastique", "créateur", etc. – mots que l’on oppose à d’autres qualificatif moins respectable ("réductionnisme", "éliminativisme", "psychophobe"). On a vraiment l’impression que l’auteur s’efforce de couler les neurosciences dans le moule d’une anthropologie humaniste bien pensante, plutôt que d’écouter véritablement ce qu’elles auraient à nous dire. D’où la question : avait-on vraiment besoin des neurosciences pour faire passer de tels clichés ? Qu’importe la nouveauté dira-t-on, ce qui compte est l’argumentation : mais justement rien n’est très convaincant. L’ouvrage pourrait au moins avoir l’avantage d’intercaler entre deux idées reçues de véritables et passionnants aperçus sur les découvertes des neurosciences, mais ceux-ci sont peu nombreux et peu détaillés (par exemple, les expériences de Libet dont il est question dans le deuxième chapitre, sont à peine décrites). L’ouvrage se révèlera donc décevant et pour le novice qui veut s’introduire à la neuroéthique et pour le connaisseur qui cherche une thèse forte et bien argumentée susceptible d’ébranler ses idées.

Une discussion détaillée de quelques problèmes

Le livre de Bernard Baertschi, La Neuroéthique : Ce que les neurosciences font à nos conceptions morales n’est pas non plus un simple livre d’introduction au domaine : la voix de son auteur se fait partout entendre. Mais il ne s’agit pas non plus de l’exposé continu d’une thèse. Bernard Baertschi s’attaque aux questions posées par les neurosciences par de très nombreux angles, détaillant tel ou tel problème, résumant tel ou tel article récent avec un soin toujours agréable. Prenons un exemple : le troisième chapitre du livre est censé être consacré aux problèmes éthiques posés par le mind-reading (le fait de lire dans l’esprit), mais on y trouve des discussions sur les détecteurs de mensonge, la prévention des comportements agressifs par imagerie cérébrale, les données neuroscientifiques sur la résolution des dilemmes moraux, les théories neuroscientifiques de l’expérience religieuse, l’interprétation des données de l’imagerie cérébrale, etc. Le livre fournit donc une profusion d’informations sur des sujets divers, sans pour autant tomber dans le flou ou l’imprécision. On n’est jamais obligé de suivre l’auteur, qui présente honnêtement les thèses qu’il discute et ne passe pas son temps à glorifier et vanter sa position.

Bien sûr, dans ce cadre, le plan du livre n’est pas celui d’un développement uniforme. Les multiples thèmes abordés s’organisent néanmoins autour de quatre chapitres. Le premier est consacré à la place des émotions dans l’éthique et développe l’idée que les données actuelles des neurosciences favorisent la position selon laquelle ce seraient les émotions et non la raison qui sont à l’origine de nos jugements moraux. Le deuxième chapitre aborde la question du libre-arbitre dans un cadre neuroscientifique et s’interroge en particulier sur l’usage des neurosciences dans un cadre juridique. Le troisième chapitre, comme nous l’avons déjà mentionné, aborde les questions posées par l’imagerie cérébrale et les techniques qui nous donnent l’impression que nous pouvons "voir" les pensées des autres. Enfin, le quatrième chapitre aborde les questions soulevées par les possibilités que nous offrent les neurosciences de nous améliorer et discute les doctrines transhumanistes qui prônent une modification artificielle de la nature humaine.



On sort au final du livre sans forcément retenir quelle est exactement la position de l’auteur sur chaque sujet, et sans beaucoup de réponses définitives (ce qui n'est pas forcément un mal). Mais on aura exercé notre esprit sur nombre de questions passionnantes et nourrit notre culture générale de nombreux faits neuroscientifiques. Le livre de Bernard Baertschi est ainsi à lire plus comme un cours ou une introduction que comme un véritable essai. Mais, si quelques erreurs sont à relever (par exemple, la confusion là aussi du réductionnisme et de l’éliminativisme, ou encore l’affirmation selon laquelle la théorie de l’identité n’entraîne pas nécessairement de réductionnisme d’un point de vue ontologique), il s’agit d’une bonne introduction (et pour l’instant, de la meilleure sur le marché français) et d’un cours réussi. A comparer les deux ouvrages, on a finalement plus envie d’aller s’asseoir sur les bancs de l’Université de Genève que sur ceux du Collège de France.

En conclusion, on ne peut qu’espérer que l’intérêt pour la neuroéthique se développe en France, ainsi et surtout que l’interdisciplinarité qui l’accompagne – interdisciplinarité sans laquelle (et parfois malgré laquelle) toute anthropologie philosophique semble devoir se réduire à une série de préjugés se prenant pour une profonde vérité.

 

Pour en savoir plus sur la neuroéthique :

- On peut consulter le site neuroethics.upenn.edu qui recense la littérature sur le sujet et fournit de nombreux liens vers des articles en ligne.

- On peut aller lire quelques articles de Joshua Greene (auteur discuté par les deux ouvrages présentés ci-dessus) disponibles sur sa page personnelle.