Où se trouve la réponse à la crise environnementale qui menace ? "Dans la spiritualité !" scande le nouvel ouvrage de l’objecteur de croissance Hervé René-Martin.
 

Que nous traversions tous une crise écologique sans précédent, personne n’en doute. Sur les solutions à y apporter, en revanche, les voix sont beaucoup plus dispersées. L’une des plus radicales reste celle de la décroissance, un courant de pensées et de pratiques, qui, si vous avez le malheur de l’évoquer, vous fait directement passer pour un hurluberlu, au mieux un bobo en quête de nature, au pire un dangereux anarchiste qui veut revendre son frigo.
La décroissance est une théorie portée, ces trente dernières années, par des auteurs comme Nicholas Georgescu Roegen, Ivan Illich, ainsi que d’autres critiques de la croissance et du développement, comme Jacques Ellul, François Partant ou André Gorz. Ils remettent en cause la possibilité même de la croissance infinie, celle que nous vendent tous les gouvernements, capitalistes, socialistes… Elle est en effet impossible dans un monde fini, où, selon les lois de l’entropie, l’énergie se dégrade suffisamment pour devenir inutilisable par l’homme. En tant que pratique, la décroissance s’illustre autour des valeurs de simplicité volontaire et de sobriété.
Hervé René-Martin fait partie, avec Serge Latouche, Paul Ariès ou encore Pierre Rabhi, des plubicistes infatigables de l’idée de simplicité volontaire, qui depuis des années, aux éditions Parangon et ailleurs, tentent d’être à Georgescu-Roegen ce que fut Jules Guesde à Marx : des passeurs plus ou moins habiles. Hervé René-Martin a notamment publié, en 2007, Éloge de la simplicité volontaire.


Cette crise n’en est pas une ?

L’ouvrage est construit en trois parties simples, qui permettent en un coup d’œil d’en comprendre l’organisation générale : les origines profondes de la crise, l’apogée actuel de cette crise qui encourage des changements de comportements, enfin quelques discours de mise en pratique. L’ensemble se fait autour d’une enquête effectuée par l’auteur, Hervé René-Martin et sa compagne, infirmière, Claire Cavazza, auprès de huit personnalités, que les auteurs appellent "veilleurs". Tous ont en commun d’avoir une vie spirituelle très riche, que ce soit dans une religion particulière – bouddhisme notamment – ou dans une spiritualité plus individuelle. On y croise ainsi Annick de Souzenelle, psychologue analytique, Michel Maxime Egger, sociologue, ou encore Gilles Clément, le paysagiste fondateur des jardins en mouvement.



L’idée de départ du livre est claire : la crise écologique n’est pas simplement écologique. C’est une crise spirituelle dont les racines remontent bien plus loin que ce que les conséquences visibles et matérielles laissent à penser. Les auteurs ne manquent pas de qualificatifs pour décrire l’ampleur de cette faillite : "tendances suicidaires" de l’humanité et "impasse dans laquelle nous nous sommes fourvoyés" nous amènent de manière inéluctable à "nous détruire nous-mêmes". Si les termes sont véhéments, ce n’est qu’une autre manière de dire ce que le GIEC   répète depuis dix ans : sans modification des modes de vie occidentaux, le réchauffement climatique pourrait amener une augmentation de 2°C de la température terrestre d’ici à 2100, ce qui aurait des conséquences globales et imprévisibles. Bien sûr, la catastrophe n’est pas seulement à venir, elle est déjà là, avec la destruction de la biodiversité, des sols, des ressources… Quels sont alors les motifs de cette crise spirituelle ? Les trois premiers "veilleurs" interrogés reviennent, chacun avec leur parcours et leur méthode, sur cette crise dont les causes sont simples : en se pensant et en se vivant comme séparé de la nature, l’homme a posé les germes de la crise actuelle. Pour Lama Denys Rinpoché, par exemple, le "maître de tous les démons, c’est l’égo", qui détruit la communion avec le monde. En nous séparant de celui-ci, il nous empêche de voir que nous sommes "cette nature atemporelle", et nous propulse dans une tentative effrénée de domination de notre écosystème. Les autres interviews, recourant à l’anthropologie, à l’histoire, mais aussi aux diverses expériences spirituelles bouddhistes ou orthodoxes, se terminent sur le même constat : celui de l’illusion dualiste, qui sépare non seulement l’homme et la nature, mais le corps et l’esprit, la femme et l’homme… Les auteurs en appellent à une refonte paradigmatique et spirituelle, pour sortir de cette vision par un éveil à l’unité profonde du monde.


Une douce rêverie…

Au fil des entretiens, le lecteur croise des pensées très hétérogènes, qui manient avec habileté aussi bien la philosophie classique (de Platon à Aristote), déconstruisent Descartes pour mieux valoriser le monisme de Spinoza, citent Maître Eckhart, confrontent les découvertes les plus pointues de la physique quantique ou en anthropologie des religions et des peuples primitifs… Les questions qui leur sont posées sont autant d’argument à développer leur vision de la vie et leurs prises de positions : l’ensemble donne au livre une diversité et une grande richesse de point de vue, même si le diagnostic reste très souvent le même, aussi bien sur la teneur de la crise que sur les éventuelles solutions.



Cela ne change rien aux deux faiblesses majeures de l’ouvrage. La première est le grand flou artistique dans lequel se réfugient les auteurs. Outre l’utilisation continuelle du mot "nature", que des auteurs comme Bruno Latour s’emploient pourtant à réviser, le texte se fourvoie dans des formules tellement générales ("Nous sommes condamnés à devoir apprendre par nous-mêmes la frugalité que la nature enseigna de force aux premiers hommes") qu’elles touchent parfois au mystère ("Que peut l’esprit sur la matière ? Qu’est-ce que l’esprit ?"). Sous des dehors de spiritualité, la fin de l’ouvrage se termine sur des leçons de vie – proches de leçons de morale – où le lecteur peine à trouver une quelconque analyse. Plus grave, si le diagnostic de la crise écologique est réel, la solution spirituelle proposée, même si elle se revendique comme une solution parmi d’autres, a tendance à exclure les autres : il faut une révolution radicale, la "pensée occidentale dominante" étant obsolète. Jamais les auteurs ne précisent les contours concrets de cette révolution, si ce n’est en s’abritant derrière des généralités "spiritualistes" de l’Un, la totalité, la fin de la dualité… On n’entend jamais parler de l’épaisseur du social, de la complexité de construire une solution collective, pour sortir d’une vision directe et outrée – à juste titre – de l’inégalité entre les obèses au Nord et ceux qui meurent de faim au Sud. L’ouvrage s’assume en tant qu’utopie ; mais en évitant la question du social, sous la forme des classes ou non, il ne contribue pas à faire taire les critiques qui voient dans la décroissance une "conception basée principalement sur l’écologie profonde ou fondamentaliste, inspirée d’une conception religieuse de l’ordre social et cosmique"   . Plus la solution est radicale et fondamentale, plus on fait l’économie des solutions concrètes pour y arriver, puisque tout doit commencer par une révolution spirituelle individuelle. Enfin, si on peut critiquer le progrès sans nécessairement tomber dans la nostalgie du bon vieux temps, l’ouvrage n’évite pas cet écueil, en filigrane ("les paysages de mon enfance").

Ne faisons pas dire à l’ouvrage ce qu’il n’a pas dit, car le propos du livre, pour son auteur, n’est pas de répondre aux questions, "mais de les éclairer sous un jour différent ». L’auteur atteste que depuis son dernier travail, après avoir « prospecté en long en large le champ de la critique sociale, il ne (lui) restait d’autre choix, sauf à radoter, que d’explorer une vision transcendante". J’aurais préféré qu’il continue à radoter, tente de réduire le fossé actuel qui existe entre la pratique individuelle de la sobriété et la théorie générale de la décroissance, pour penser une solution collective peut-être un peu plus concrète. Il aurait alors rédigé un livre d’écologie spirituelle, et pas ce livre de spiritualité vaguement écologique, dont les sain(t)s d’esprit ne réclameraient peut-être même pas la paternité. Cela ne lui enlève pas sa richesse de perspectives, ni les bonnes idées que l’ouvrage recèle, mais laisse la personne avertie du sujet déçue par le flou total de cette rêverie...