Stoczkowski dissèque la ‘vision du monde’ de Lévi-Strauss dans un livre qui se démarque de ceux publiés à l’occasion du centenaire de l’anthropologue.

Wiktor Stoczkowski se propose dans Anthropologies rédemptrices d’appliquer aux productions de la "Culture" savante occidentale, que l’œuvre de Claude Lévi-Strauss illustre, les méthodes et les principes que les anthropologues ont développés pour appréhender les "cultures" non-occidentales. Il entend réaliser ce programme en donnant corps à l’idée selon laquelle les théories académiques contemporaines sont traversées, de la même façon que les cultures indigènes étudiées par l’ethnologie classique, par des visions globales du monde, c’est-à-dire des "cosmologies" relativement cohérentes et structurées, qui portent "sur les êtres, les objets et les puissances censés peupler le réel, sur leurs propriétés, leurs rapports, leur origine et leur devenir" (p. 17).


Une énigme à résoudre

L’ouvrage part d’un fait énigmatique : l’apparente contradiction entre Race et histoire, publié par Lévi-Strauss en 1952, et Race et culture, paru en 1971. Alors que le premier texte vise à réfuter la thèse de l’inégalité des cultures en définissant le "progrès" culturel comme le fruit de la collaboration entre différentes cultures, le second valorise à l’inverse "ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie" (p. 48). La réédition de Race et culture en 1983, dans le contexte du développement de l’extrême droite en France, fit apparaître comme "scandaleux" le second texte de Lévi-Strauss sur le racisme, qui y affirme que "toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation" (p. 104).

Stoczkowski s’intéresse donc à ces deux textes : y affleurent en effet un certain nombre d’engagements de Lévi-Strauss sur ce qui constitue la nature de l’homme et de la société (la dimension "ontologique" de la cosmologie lévi-straussienne, pour reprendre la terminologie de l’auteur), sur l’origine des maux humains (la dimension "étiologique") et sur les moyens, ou l’absence de moyens, pour remédier à ces maux (la dimension "sotériologique"). Alors que les deux premiers chapitres rendent compte des contextes socio-historiques immédiats de production et de réception des deux textes sur le racisme, les trois chapitres suivants s’attachent à mettre au jour la vision globale de l’homme et du monde sous-jacente à Race et histoire comme à Race et culture. Stoczkowski montre que la cosmologie lévi-straussienne est caractérisée par un système de deux "étiologies" (explosion démographique et humanisme occidental anthropo- et ethnocentré), et par des considérations sur les moyens de "sortie hors du mal" (les deux "sotériologies" correspondantes aux deux diagnostics initiaux : le "salut individuel par la contemplation de la vacuité du monde", et "la conception de la rédemption collective, dans le monde éphémère, grâce aux bénéfices de l’humanisme véritablement parachevé"). A l’opposé d’un quelconque racisme, l’humanisme "généralisé", qui véhicule une forme de salut intramondain dans la cosmologie de Lévi-Strauss, intègre en son sein toutes les cultures humaines, de même que toutes les espèces vivantes. L’anthropologie,  qui prend pour objets d’étude différentes cultures où l’homme n’est pas conçu séparément de la nature et du monde, devient ainsi l’instrument de ce véritable humanisme à visée salvatrice. Le pluriel du titre s’éclaire alors : si "l’anthropologie" académique représente une sagesse pour Lévi-Strauss, c’est parce qu’elle fait surgir des "anthropo-logies" rédemptrices, c’est-à-dire des conceptions de l’homme propres à des cultures non occidentales, dans lesquelles ce dernier est envisagé comme une partie intégrante de la nature, et non comme son arrogant "maître et possesseur".


La formation d’une vision du monde aussi souterraine que déterminante

Dans la seconde partie de son ouvrage (chap. 6 à 12), Stoczkowski affine considérablement sa reconstruction de la cosmologie lévi-straussienne, en la replaçant dans la diachronie du parcours intellectuel de Lévi-Strauss, et restitue au fil de ce parcours la base ontologique de sa vision du monde. Au terme de ce périple biographique et intellectuel, appréhendé dans le détail et à travers des publications souvent délaissées par les exégètes de Lévi-Strauss, ou des textes restés parfois même inédits, l’auteur résume les évolutions et inflexions de la cosmologie lévi-straussienne dans ses dimensions ontologique (nature de l’homme et de la société), étiologique (dénaturation de l’homme et de la société) et sotériologique (retour aux propriétés essentielles de l’homme et de la société, ou adaptation résignée aux imperfections du monde).



Marqué dans un premier temps par l’anthropologie métaphysique d’Henri de Man, qui opposait, à des instincts égoïstes et acquisitifs "accidentels", produits de l’évolution capitaliste, une nature humaine morale et altruiste, Lévi-Strauss défendra dans les années 1930 un "nouvel humanisme", où l’art et la nature joueront un rôle de première importance. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’assimilation par Lévi-Strauss du nazisme à une forme paroxystique de colonialisme, maintiendra les fondements axiomatiques de sa cosmologie, puisque la situation sera imputée aux manquements moraux de l’Occident dans sa globalité, à cet "humanisme" perverti que dénoncera plus tard Lévi-Strauss, excluant du domaine de la loi morale universelle des pans entiers de l’humaine condition. Dans l’après-guerre, Lévi-Strauss radicalisera encore sa critique de l’Occident, qui se verra porter "la responsabilité de la destruction du ‘patrimoine commun’ de l’humanité toute entière, dont l’origine plonge au fond des temps" (p. 256). Thème que l’on retrouvera de manière euphémisée dans Race et histoire en 1952, le développement des moyens de communication et de transport, si cher à l’Occident, sera considéré par Lévi-Strauss comme une des sources de l’intensification des contacts entre "toutes les fractions de l’humanité", "ce qui mène inéluctablement à l’anéantissement du patrimoine culturel dont la principale richesse réside dans sa diversité" (p. 256).

Cette continuité dans le diagnostic des maux humains formulé par Lévi-Strauss depuis les années 30, sera altérée par la mise en avant, vingt ans plus tard, d’une nouvelle cause attachée à l’intensification des échanges, et donc à la destruction de la diversité culturelle et naturelle : l’explosion démographique. Cette dernière sera surtout rendue responsable, dans la seconde version de la cosmologie lévi-straussienne, du rejet par les hommes de leurs semblables ; et, en tant que macro-processus anonyme "qui gouverne[e] le destin biologique des vastes populations humaines" (p. 260), ne sera plus susceptible d’une résolution par la volonté morale des individus. Le regard distancié du sage et l’adaptation aux imperfections du monde tendront alors à se substituer à l’action "abrogative" qui caractérisait la première version de la cosmologie lévi-straussienne.

Ce qui ressort en premier lieu de cet ouvrage de Stoczkowski sur Lévi-Strauss, comme de son précédent sur la subculture occultiste   , c’est d’une part sa forte portée heuristique, et d’autre part la rigueur des moyens qui ont été utilisés pour faire émerger cette réalité. La ligne directrice de la démarche de Stoczkowski pourrait se résumer de la façon suivante : face à la complexité du monde et ses incessantes transformations, l’esprit humain incline à ordonner le "cosmos" (entendu comme l’ensemble de tout ce qui est reconnu exister par celui qui pense), au sein de "cosmologies". Si cet ordonnancement est soumis à une logique individuelle, il est aussi largement tributaire de la culture, objet traditionnel de l’anthropologie. Il est ainsi piquant de remarquer que l’œuvre de Lévi-Strauss ­– qui désignait l’ethnologie comme la discipline de la distanciation sociale –, fasse à son tour l’objet d’une anthropologie.

Force est pourtant de constater que cette définition lévi-straussienne de l’ethnologie demeure valide au sein de "l’anthropologie des savoirs" occidentaux que propose Stoczkowski, dans la mesure où l’altérité culturelle, visée dans la définition de Lévi-Strauss, se retrouve, paradoxalement, au sein de notre propre culture savante, comme en témoigne l’incompréhension qu’a suscité Race et culture. L’assimilation de ce texte à une forme de racisme "différentialiste" est bien le produit de la confrontation malheureuse des acteurs à cette altérité (cosmologique) incarnée dans le second texte de Lévi-Strauss sur le racisme : il est en effet plus simple de rejeter "l’Autre" (dans les marges de la "mentalité prélogique", ou dans celles du "racisme" néo-droitier), que de chercher à le comprendre en rétablissant ses engagements ontologiques fondamentaux et le système de valeurs qui lui est associé.


La cosmologie lévi-straussienne comme terrain d’étude pour une anthropologie des savoirs en progrès


C’est en cela que réside l’apport majeur du livre de  Stoczkowski : il démontre qu’un esprit aussi scrupuleux que celui de Lévi-Strauss, et apparemment aussi peu soucieux de métaphysique, ne s’en déprend pas moins d’une véritable vision du monde, d’une cosmologie d’arrière-plan, structurée autour d’un schème tripartite ("Qu’est-ce qui existe dans le monde ? D’où vient le mal ? Comment s’émanciper du mal ?"), cosmologie dont l’agencement synchronique et les évolutions diachroniques n’étaient peut-être ni tout à fait conscientisés par son dépositaire, ni vraiment perceptibles pour les lecteurs d’une seule partie de son œuvre, ou pour ceux, plus informés, mais peu enclins au "regard éloigné" porté sur leur propre culture savante.



Appuyé par une approche inductive à vocation systématique, l’apport de l’étude de Stoczkowski est patent : loin d’être un artefact conceptuel, "l’infrastructure cosmologique" émerge progressivement par "l’analyse minutieuse, pour chaque auteur, de la totalité de ses énoncés explicites et de l’ensemble de leur configuration"   . Et c’est l’application systématique de cette méthode de description morphologique des énoncés à caractère ontologique et axiologique, qui préserve l’enquête cosmologique des écueils liés à la reconstruction partielle et partiale d’une Weltanschauung, plus ou moins ad hoc, dont est familière une certaine histoire conjecturale des idées.

L’identification d’une cosmologie chez un auteur ou un ensemble d’auteurs, par l’étude systématique des combinaisons récurrentes d’énoncés portant sur la nature des choses et sur les valeurs centrales, permet ensuite de réintégrer ces œuvres au sein de configurations conceptuelles plus vastes, d’ordre culturel. Si l’existence de "visions du monde", à la base de pratiques et de croyances, peut apparaître comme un truisme (ne sommes-nous pas souvent tentés de dire, à propos d’individus dont les actions et les représentations s’écartent des cadres dominants : "Mais de quelle planète viennent-ils ? " ; ou encore : "Nous ne percevons pas le monde de la même manière !"), l’utilisation savante de cette notion semblait compromise par les usages approximatifs et normatifs qui en ont été faits, dans le sillage de la tradition marxiste notamment. Issue de l’anthropologie académique, la notion de cosmologie acquiert cette fois une forte portée heuristique, et rend compte avec rigueur de la dimension culturelle, macro-sociale, qui traverse certaines constructions conceptuelles idiosyncrasiques, produites dans l’Occident moderne et contemporain, que ces constructions soient "naïves" ou "savantes".

Notons qu’il aurait peut-être été utile, afin de poursuivre la vocation analytique de l’enquête, d’adjoindre en annexe du livre des schémas représentant de manière synthétique les éléments constitutifs de la cosmologie lévi-straussienne, l’évolution diachronique de son organisation interne, ainsi que les emprunts ou les interactions de certains des éléments (ou ensembles d’éléments) de cette cosmologie, avec les autres visions du monde analysées au cours de l’ouvrage (la doctrine de l’UNESCO, les œuvres d’Henri de Man, de Julian Huxley, de Rousseau).

On pourrait regretter aussi que les grandes catégories de l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss ne soient pas étudiées sous l’angle cosmologique, comme l’a par exemple esquissé Daniel Dubuisson il y a quelques années    : la conception d’un inconscient structural, impersonnel, immuable et vide, imposant les mêmes formes logiques à divers objets, ne rentre-t-elle pas en résonance avec ce "moi haïssable", avatar du pseudo-humanisme, qui clôt Tristes Tropiques ? Ne s’éclaire-t-elle pas par l’ontologie bouddhique de l’inanité du moi et de la vacuité universelle, qui caractérise, comme le montre pourtant Stoczkowski (pp. 88-90), la sotériologie "adaptative" dans la cosmologie d’après-guerre de Lévi-Strauss ? De même, l’isomorphisme que Lévi-Strauss invoque entre les catégories de l’entendement, le système perceptif, le langage et la nature (ou le monde extérieur), tous inclus dans "une seule et même réalité" structurée par un même système d’oppositions binaires, n’est-il pas à mettre en relation avec le diagnostic d’un humanisme frelaté, séparant radicalement l’homme souverain de l’animalité et de la nature, comme avec le remède d’un "humanisme généralisé", qui rassemble la multiplicité des œuvres de la culture et de la nature sous une même loi morale ? Stoczkowski évoque rapidement ces questions à la fin de son ouvrage (pp. 297-300), mais l’on conçoit que la méthodologie suivie aurait nécessité de trop long développements, voire un second tome à Anthropologies rédemptrices.

Reste qu’avec cette présente enquête, Stoczkowski pousse dans ses retranchements la démarche anthropologique, s’intéressant non plus à un objet proche et prétendument "sauvage" (comme la subculture occultiste), ni à des conjectures scientifiques des deux siècles précédents (comme les scénarios de l’hominisation)   , mais à une production de la "Culture" académique contemporaine par excellence. Il réalise ainsi, d’une façon, une fois encore, très convaincante, l’ambitieux programme qu’il s’était fixé à l’issue de sa précédente recherche : "Partir de l’étude de conceptions qui offensent le ‘bon sens’ pour pouvoir aborder ensuite celles qui sont constitutives de notre ‘bon sens’"