Sans verser dans l’afropessimisme, Célestin Monga livre un regard neuf et sans concessions sur les Afriques d’aujourd’hui.

Un penseur naît souvent du voyage. Se confrontant à l’altérité, il se révèle à lui-même. Le voyage en Amérique ou en Afrique fut ainsi l’un des principaux catalyseurs de la sensibilité occidentale, jusqu’aux écrivains ethnologues que furent, au XXe siècle, Michel Leiris et Claude Lévi-Strauss. Mais avec cet événement majeur que constitue, à la même époque, l’émergence de littératures d’expression française non européennes, les écrivains négro-africains prirent une part toujours plus importante à ce mouvement paradoxal, fait tout ensemble de décentrements et de polarisations.

Tandis que les Antillais réfractaires à l’assimilation opéraient un salutaire "retour au pays natal" – avec le Cahier publié en 1939 par Aimé Césaire, un an après le Retour de Guyane de son ami Léon-Gontran Damas –, les Africains faisaient de leur côté leur "Chemin d’Europe", sur le mode d’un "voyage à l’envers" par lequel ils découvraient leur propre identité en portant un regard décalé sur le monde européen   .

Après l’Ivoirien Bernard Dadié (Un Nègre à Paris, 1959) et les Sénégalais Ousmane Socé (Mirages de Paris, 1964) et Cheikh Hamidou Kane (L’Aventure ambiguë, 1961), ce fut au tour d’une nouvelle génération – née au seuil ou après les indépendances – d’opérer de nouveaux renversements en pratiquant une ethnologie à rebours   . Issu de cette génération, Célestin Monga, expérimentait quant à lui un autre itinéraire : les tribulations d’un Africain en Afrique, ou plus exactement d’un Africain de l’Ouest et des Tropiques dans l’Afrique de l’Est et de la Corne.

 

Un bantou à Djibouti

Écrit voici tout juste vingt ans, Un Bantou à Djibouti s’offrait en effet comme le journal de bord d’un jeune économiste désabusé et lucide, qui brossait à traits vifs la diversité des Afriques en repérant, sans concessions, les failles qui par-delà de semblables faillites gouvernementales (prédation, corruption, prévarication…) séparaient, par exemple, les bantous camerounais des nomades djiboutiens. En cinq stations ("Ambiances", "Vertiges", "Errances", "Visions" et "Inquiétudes"), Monga plantait alors un décor et nous en révélait les coulisses, tout en évitant de prendre le jeu du monde au sérieux : la désertique Rift Valley, ce "berceau de l’humanité"   , lui apparaissait comme "l’image de ce que sera un jour le point final de l’homme". Citant Romain Gary, plus loin Émile Cioran, Monga intégrait la cohorte de ces "écrivains venus d’ailleurs" qui ont fait briller notre langue en lui faisant dire avec élégance le sentiment de l’absurde et de l’inutilité de l’homme, vécus comme seule épiphanie possible.

Citons l’auteur, pour le plaisir : "Il est des lieux comme ça, qui incitent à la modestie. On y perçoit mieux la douleur d’exister, ainsi que le pathétique de toute tentative de survie. On ne se sent plus nécessaire à la marche du monde ; mieux ; chacun se découvre ici comme il est réellement : une fiction absolue, une négligeable irréalité […]. Cette nouvelle naissance ne vous ôte pas cependant l’appétit d’exister. Simplement vous avez moins de raisons de faire du zèle. […] Et c’est là que l’on éprouve le bonheur véritable d’une sensation de plénitude totale : celle de n’être qu’un mortel. C’est-à-dire pas grand-chose, et le plaisir serein de n’être que cela"   .

 

Un bantou à Washington

Après ce premier livre, c’est l’expérience des geôles camerounaises, et une renommée internationale aussi soudaine que salutaire. Le jeune économiste devint en effet, au début des années 90, le symbole vivant de la résistance au président de la république du Cameroun, Paul Biya. Ces années permettront à Monga d’approfondir son sens du détachement en une attitude proprement philosophique : le nihilisme. Paru en 2007, Un Bantou à Washington nous narre les nouvelles tribulations de l’écrivain, depuis ses bras de fer avec le gouvernement camerounais en tant que cadre d’une des principales banques du pays, jusqu’à son exil aux États-Unis où, après avoir d’abord rejoint la vie académique, il occupe désormais un prestigieux poste de lead economist et conseiller auprès du vice-président de la Banque mondiale.

Trois expériences cardinales ont ainsi forgé la pensée de Célestin Monga. D’abord l’expérience du confinement (la prison certes, mais aussi la camisole culturelle des supposées "traditions" qui briment souvent l’individualité et la créativité en Afrique) qui l’a conduit à devenir un "esprit libre" refusant toute transcendance à la manière de Nietzsche. Mais également "libéral", sur le modèle d’un Benjamin Constant défendant l’exercice des droits inaliénables de tout individu et partant la résistance à toute forme d’arbitraire. Ainsi, loin de faire de lui un suppôt de l’impérialisme américain, son "émigration à la Banque Mondiale" l’a "libéré, paradoxalement, du ressentiment et de la dictature d’une pensée unique. Je subis, écrit-il, de moins en moins la tyrannie de l’être vrai et transcendant. […] La vision des choses que m’offre mon univers professionnel est celle d’un monde où les idées sont nombreuses et infinies, et où il n’y a plus de fondements, ni sur le plan métaphysique ni sur le plan des idéologies politiques. […] En réalité mon travail me pousse désormais vers le ‘nihilisme actif’ de Gianni Vattimo"   .

Deuxième expérience cardinale, celle de l’errance, du vagabondage à travers les continents qui a contribué à faire de cet exilé double (un Africain en Amérique, un lettré à la Banque mondiale) une des plus brillantes incarnations du cosmopolitisme contemporain, mais aussi de ce que l’historien camerounais Achille Mbembé nomme désormais "l’afropolitanisme" c’est-à-dire la "conscience de cette imbrication de l’ici et de l’ailleurs, la présence de l’ailleurs dans l’ici et vice versa, cette relativisation des racines et des appartenances primaires, et cette manière d’embrasser, en toute connaissance de cause, l’étrange, l’étranger et le lointain, cette capacité de reconnaître sa face dans le visage de l’étranger et de valoriser les traces du lointain dans le proche"   .

 

Nihilisme et négritude

Célestin Monga a enfin – troisième expérience cardinale – une conscience exacerbée du temps : de l’"infatigable érosion du temps qui passe", et qui reste vécu comme une perte irréparable ; et du temps comme époque où toujours plus d’indigents et de pauvres mesurent,  à l’aune de leurs souffrances, la précaire fragilité de l’existence humaine. C’est dans cette tension constante entre perte et détachement, désespérance et goût de la vie que s’enracine ce qu’à la suite de Cioran ou de Roland Jaccard, Monga appelle sa "tentation nihiliste", et qui fait justement l’objet de son dernier essai. La singularité de ce livre, c’est de nous révéler, à travers diverses expériences, en quoi cette attitude serait caractéristique de la négritude contemporaine.

Non point la "Négritude de Césaire-Senghor-Damas", cet "ensemble des valeurs culturelles du monde noir" dont l’inventaire hagiographique a servi d’idéologie compensatoire aux traumatismes de la traite et de la colonisation ; mais la négritude entendue comme l’actuelle condition humaine en Afrique, qui certes peut souvent incliner à voir tout en noir – c’est la "mortelle fatigue de vivre", empruntée à Paul Bourget (p.43) – mais qui incite également à convertir, à l’instar du blues, la désespérance en tour d’esprit ironique et actif. "La nécessité de se fixer un but dans la vie, malgré l’évidence de l’inutilité" participe ainsi d’une "grande intensité philosophique" (p.45) qui se trouve débusquée, au fil des chapitres, dans l’économie politique du mariage, la philosophie de la table, les visions de la danse et de la musique, les usages du corps, la religion et la violence.

D’une anecdote à l’autre, de funérailles en épousailles, de ripailles en répressions, l’enjeu reste bien de renoncer aux habituels prêt-à-penser l’Afrique, de quelque bord que ce soit. Du côté africain, l’auteur se démarque nettement du "nativisme de ceux qui imaginent l’Afrique comme un tout homogène et bio-racial, et de ‘l’authenticité culturelle africaine’ dont continuent de se gargariser les nostalgiques d’un paradis perdu"   : exit, donc, la "négritude originelle" ou l’afrocentrisme ; place à une "nouvelle négritude" conçue comme "africanité syncrétique" où dans "un monde de plus en plus interactionniste", "l’imbrication de l’ici et de l’ailleurs dans chacun de nous" fait que "les Africains d’aujourd’hui sont souvent des citoyens du monde, même lorsqu’ils n’ont pas quitté leur territoire de naissance"   .

Monga parle encore de "métissage culturel", mais son propos rappelle fortement, en vérité, l’anthropologie d’une universalité des cultures que Jean-Loup Amselle a théorisée avec la métaphore du branchement   . Le penseur camerounais se défie toutefois des interprétations totalisantes inspirées du "structuralisme" et du "culturalisme", qui tantôt expliquent les malheurs de l’Afrique par "des facteurs historiques, politiques et économiques (esclavage, colonisation, exploitation, dépendance, dictatures et mauvaise gouvernance)", tantôt perçoivent les peuples africains comme "des communautés habitées par le goût du sadomasochisme et du cynisme"   . Sur le motif que de telles postures escamotent "la question philosophique sous-jacente – à savoir, la justification profonde des attitudes et mœurs souvent observées à travers l’ensemble du monde noir", Monga leur substitue une exploration des "schémas de raisonnement qui se dissimulent derrière les comportements les plus banals de la vie quotidienne"   .

Ici il rejoint clairement son compatriote Achille Mbembe, qui propose lui aussi de renoncer au schéma de la victimisation pour mieux apprécier par quels usages de la raison les Africains postcoloniaux se constituent en sujets autonomes. Même si ces modes de subjectivation composent parfois avec le cynisme de leurs élites politiques et mobilisent, comme elles, un régime du simulacre où les identités sont fluides et "l’ardeur éthique" au final "inefficace" voire dévoyée dans une "éthique du mal" – ce que Mbembe appelle la "convivialité", dans son essai De la postcolonie (2000), et que Monga rebaptise nihilisme sans pour autant prétendre nous apporter une interprétation systémique et définitive.

"L’objet de cette réflexion, dit-il, n’est pas d’offrir une philosophie africaine de l’existence mais de proposer des manières de voir et d’agir au sein de groupes restreints qui, à tort ou à raison, revendiquent la conscience d’être africains ou d’appartenir à un monde noir. […] Les solidarités de groupe qui sous-tendent les visions nihilistes analysées ici ne sont ni exclusives ni immuables. […] Les nihilismes africains  […] soulignent plutôt la nécessité d’appréhender une diversité de démarches dynamiques tendant vers la raison"   . L’on voit ainsi que loin d’être "hellène", comme le proclamait Senghor, la raison est la chose du monde la mieux partagée, en particulier comme mètis, cette "ruse de l’intelligence" chère aux Grecs   qui s’exerce aussi à l’encontre de soi-même quand il faut bien s’abuser, d’une manière ou d’une autre, pour pouvoir survivre (chapitres I & V) ou simplement oublier pour un temps les conditions de l’existence (chapitres II & III).

De fait, ces essais ne sont pas seulement instructifs sur les réalités africaines, ils nous concernent tous : on y voit en effet que la marchandisation du monde, des hommes et des femmes, loin d’être l’apanage du seul continent noir – même s’il en reste aujourd’hui un terrain privilégié –  prend aujourd’hui des formes inédites :

"L’abolition officielle de l’esclavage n’a donc pas mis fin à la question de la commodification du corps humain. Partout dans le monde, le commerce de l’humain se poursuit, prenant parfois des formes souterraines ou se travestissant en pratiques dites culturelles comme celles des castes. Cela est aggravé par l’extravagance d’une conception extrême du capitalisme, qui semble avoir démocratisé la probabilité d’être victime de l’exploitation corporelle : la logique implacable du marché et de la dérégulation des flux de capitaux, que chaque pays doit impérativement attirer en grande quantité pour financer l’investissement et la création d’emplois, favorise l’émergence d’activités illicites. Tout ce qui peut stimuler l’accroissement du produit intérieur brut (PIB) est sournoisement encouragé. John Kenneth Galbraith ironisait sur le mode de calcul du PIB, somme des valeurs ajoutées dégagées par les entreprises d’un pays et principal indicateur de santé économique nationale. Il notait avec humour que les revenus provenant de la prostitution y sont inclus, alors que l’activité amoureuse ‘pure’ qui dynamise la vie de couple n’a aucune valeur marchande et n’est pas mesurée comme contribuant à la richesse nationale et au PIB…"   .

Et l’on découvre enfin, à travers les expériences de la "fessée nationale" imposée par Paul Biya à ses opposants, à travers les exécutions sommaires pratiquées dans les guerres du Liberia, de la Sierra Leone, du Rwanda, à travers la constance des abus physiques au cœur même des quartiers noirs les plus aisés des États-Unis, que la violence est tout autant un "viatique à des gens qui ne croient en rien et n’attendent rien de la vie" que le "moyen de rééquilibrer les forces en conflit, voire une manière de donner une dimension éthique au mal qui constitue la trame et le fond sonore de l’existence" (p.226).

Monga rejoint ici la terrible conclusion du Devoir de violence, ce magnifique roman par lequel l’écrivain malien Yambo Ouologuem avait en 1968 démystifié l’idéalisme de la négritude, en montrant que la violence fut, de temps immémoriaux, la loi de l’existence africaine comme exacerbation de la condition humaine, et qu’ainsi "la terre des hommes fit n’y avoir qu’un jeu" comme l’affirmait le narrateur dans son excipit. Voilà qui dégrise, et c’est bien là le constant mérite de Monga : ne point nous bercer d’illusions, et partant nous aider à vivre les deux pôles de notre existence. Intense aimant