Amertume et fadeurs d’un petit essai contre-factuel dont la texture faisait pourtant saliver.

Comme le romancier – pour des raisons certes fort différentes – l’historien connaît «la fin de l’histoire». Si son rôle est d’interpréter le passé et d’élaborer des «faits» qui soient vraisemblables, il n’en reste pas moins limité dans ses capacités imaginatives, à la fois par la documentation dont il dispose, mais aussi par le poids (souvent oppressant) de la causalité historique. Aussi n’échappe-t-il que difficilement aux «biais rétrospectifs» et commet-il, parfois sans le savoir, cet affreux péché de «téléologie», qui consiste à comprendre des événements passés à l’aune de leur issue supposée. Cette fâcheuse tendance, F. d’Almeida et A. Rowley ont fait le pari de la pourfendre par un essai d’histoire «contre-factuelle».

Qu’est-ce que l’histoire contre-factuelle ?

L’idée, si elle n’est pas neuve, reste bonne. Comme dans les jeux enfantins («on dirait que toi tu es X, et moi Y»), on essaie de faire «comme si», afin de modifier, par la pensée, le cours de l’histoire. En procédant ainsi, on veut surtout mesurer, en creux, l’importance de tel ou tel facteur, tel ou tel événement, tel ou tel acteur historique. En en modifiant la teneur ou la destinée, on espère mieux se rendre compte de sa dimension historique réelle. L’histoire «contre-factuelle» se donne ainsi une mission épistémologique de taille : réévaluer les causes que l’on donne communément d’un fait, ainsi que ses effets, en feignant qu’il n’ait pas eu lieu. Par exemple, imaginons que Luther ait été protégé par l’électeur de Saxe, Frédéric le Sage, puis promu cardinal. Sa doctrine («sola fide») eût peut-être pu se diffuser largement, et qui sait ce qu’il serait advenu de l’Église, de l’Europe politique, et des conflits religieux ? A partir de ce genre de postulats, F. d’Almeida et A. Rowley échafaudent quelques plausibles hypothèses, et font le récit de ce qui aurait pu advenir si les choses ne s’étaient pas passées comme elles se sont passées.

Comme le lecteur l’apprendra (à la toute fin du livre), cette entreprise formelle de mensonge volontaire, aux atours épistémologiques si séduisants, a vu le jour au début des années 1960, sous la houlette des économistes Robert Fogel et Stanley Engerman   , même si l'on compte quelques antécédents fameux au siècle précédent (le philosophe Charles Renouvier est l'inventeur du mot "uchronie" ; quant au Premier Ministre de la reine Victoria, Benjamin Disraeli, il fut aussi l'auteur d'une utopie géopolitique). Cette première vague d’histoire économique contre-factuelle n’a connu en France quasiment aucun succès, ce qui n’étonnera guère au vu de la méfiance hexagonale à l’égard des modélisations hard et anti-historiques, au vu également des réticences de la corporation vis-à-vis de la pop history. Plus récemment, les Américains, eux, n'ont pas hésité à récidiver, avec trois ouvrages collectifs d’histoire contemporaine dirigés par R. Cowley, donnant ses lettres de noblesse à la «what if history», dont F. d’Almeida et A. Rowley disent s’être fortement inspirés. Et pour cause : la moitié de leurs chapitres, parfois même leurs hypothèses, reprennent les articles parus dans les deux premiers opus made in US...   .

Mais en introduction, F. D’Almeida et A. Rowley se réclament également de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) qui s’était conçu, dans les années 1960, comme le laboratoire d’une «écriture à contraintes», d’une écriture aux règles savamment contrôlées. La comparaison est flatteuse, mais le résultat n’est pas le même. Les «critères» auxquels A. Rowley et F. d’Almeida disent s’être conformés au fil de leurs spéculations contre-factuelles sont en nombre restreint   et ne transparaissent pas toujours dans les récits qu’ils orchestrent. 1) «Identifi[er] clairement les acteurs historiques» : soit, mais l’accent est alors placé sur des «figures», des «personnages», à même d’animer le théâtre d’une humanité soumise aux décisions de ces quelques-uns – nous y reviendrons. 2) «Examiner un facteur particulier» : il est tout de même étrange, lorsque l’on ambitionne de reconstruire une alternative historique crédible, d’isoler, à chaque fois, une seule structure de comportement (la guerre, la religion, la diplomatie, la famille etc.) – nous aurons également l’occasion d’en reparler. 3) «Signaler explicitement le moment où nos récits bifurquent vers l’histoire potentielle» : nous n’avons pas toujours perçu, sans doute faute de connaissances «factuelles» assurées, la bifurcation. 4) «Mobiliser des références ou des modèles puisés dans les sources de l’époque étudiée» : mais les sources sont rendues totalement muettes par ces histoires-fictions pour le moins condensées ! Nous ne disposons donc d’aucun moyen de nous assurer du caractère plausible de leurs inventions. 5) Laisser «sa place» «à l’histoire que nous connaissons» : certes, mais avec une inquiétante économie de détails.

Qu’est-ce que l’histoire has been ?

Ne partons pas vaincus pour autant. Nous ne le serons qu’à la lecture des seize récits que proposent A. Rowley et F. d’Almeida. Le charme du sommaire fait le malheur du livre, puisque du choix des sujets, nous ne saurons rien, si ce n’est qu’ils se prêtent aisément aux morceaux de bravoure. Jésus, Jeanne d’Arc, Luther, Richelieu, Napoléon, Raspoutine, Hitler : «personnages», hauts en couleur, prêts à surgir des coulisses de l’Histoire. La bataille de Poitiers, la fuite de Varennes, Mai 68, ou la guerre du Kippour : événements «incontournables», faciles à mettre en scène. Ces choix révèlent assez vite les faiblesses épistémologiques et les présupposés historiographiques, pour ne pas dire idéologiques, du livre. Sans jamais tenir compte de l’enchevêtrement complexe des contextes (auquel cas il eût été intéressant, et sans doute plus productif, dans l’optique contre-factuelle, d’en modifier l’emboîtement), les auteurs se focalisent essentiellement sur un acteur historique, en le parant de nouvelles intentions, en en modifiant les décisions. On voit par exemple Ponce Pilate changer d’avis au sujet de Jésus, l’agitateur public que la foule veut lyncher : «... libérer Barabbas, c’était prendre le risque de déplaire à un personnage influent jusqu’à Rome, le préfet de l’annone, l’homme qui assurait l’approvisionnement en blé, principal accusateur de Barabbas. Tant que les greniers étaient pleins, la plèbe murmurait mais n’agissait pas ; crucifier ce Jésus au risque d’une émeute frumentaire et d’un rapport rédigé contre lui par le préfet de l’annone, non merci»  

Lorsque le rôle principal n’est pas joué par un célèbre dictateur, un prophète ou une pucelle, il revient à «l’événement» ; de préférence, une bataille (une guerre tout entière si le nombre de pages le permet). On sait que, depuis une vingtaine d’années, l’événement n’en finit plus de faire son «retour» dans l’historiographie française. Mais on croyait l’histoire des grands hommes et l’histoire-bataille définitivement enterrées, détruites même, sous les coups de boutoir des Annales ! On sait aussi que l’histoire politique a été remise au goût du jour, et a donné lieu à d’importants travaux. Tout comme, d’une certaine manière, la «psycho-histoire», qui porte maintenant le nom d’histoire «des émotions», nourrie au sein des sciences cognitives. Mais il y a un abîme entre ce que proposent ces nouveaux courants historiographiques, solidement étayés épistémologiquement, et la «personnalisation» ou l’«événementialisation» de l’histoire auxquelles ce livre nous invite ! Les deux auteurs ne cachent d'ailleurs pas s'être largement inspirés des méthodes stratégico-hypothétiques des écoles militaires. Les lames de fond laissent donc forcément place aux soldats de plomb.


Bien sûr, au vu de la diversité des sujets abordés et du peu de pages dont les auteurs disposaient, n’exigeons pas l’impossible. A tout le moins, on pouvait attendre de ces quelques exercices de style qu’ils incluent, même sur le mode fictionnel, un questionnement sur l’articulation, si classique dans les sciences sociales, entre conjoncture et structure! Mais les deux auteurs préfèrent, quant à eux, infléchir le cours des choses en jouant sur un seul paramètre : la psychologie des acteurs, ou leur bonne fortune (Jeanne d’Arc reçoit une flèche mortelle lors du siège d’Orléans, Louis XVI n’est pas reconnu à Varennes et parvient à gagner Montmédy, etc.). Pourquoi pas. Mais lorsqu’il s’agit d’en mesurer les effets, ces coups du sort prennent des proportions effarantes (sans doute dues au mauvais traitement que l’ouvrage fait subir au contexte dans lequel tel personnage évolue ou tel événement se déroule). Qu’on juge certaines des conclusions hâtives et non démontrées : «La mort prématurée de Jeanne d’Arc aurait donc eu un effet considérable sur la géographie, sur les revendications partisanes et sur la symbolique politique même du pays. [...] Lyon, ville de sacre après Reims, serait aujourd’hui la cité chérie des monarques. [...] Les souverains y auraient tenu leur cour secondaire après celle de Paris et du Louvre. Inutile alors de fonder Versailles pour y tenir une noblesse rendue moins agitée par la qualité du lien fondamental unissant la France et ses rois. A bien y réfléchir et contre son gré, Jeanne d’Arc fut le fossoyeur anticipé de la monarchie, par excès de zèle et de passion religieuse.»   . Mais entre la mort de Jeanne d’Arc et la (non) construction de Versailles, que se serait-il passé exactement ? De la même manière, n’est-il pas abusif de court-circuiter un siècle d’histoire en affirmant que si la Première Guerre mondiale n’avait duré que deux mois (l’Allemagne l’emportant rapidement), l’impôt sur le revenu, aujourd’hui, n’existerait pas en France ?

A. Rowley et F. d’Almeida ne font que la moitié du chemin : ils inventent à merveille ce qui n’a pas eu lieu, mais jamais ne proposent, en aval, une alternative complète et crédible. Ils disent n’échafauder «ni le vrai ni le faux». On pouvait cependant espérer, si toutefois il s’agit d’histoire (même contre-factuelle) et non de simples spéculations, un peu de «vraisemblable»… Il fallait donc adopter un mode d’énonciation qui passe par le maintien d’un raisonnement explicatif, aussi hypothétique soit-il. En cela, l’ouvrage de Denis Crouzet, La nuit de la Saint-Barthélémy. Un rêve perdu de la Renaissance   , fait figure de modèle du genre. Loin d’une histoire «contre-factuelle», comme F. d’Almeida et A. Rowley semblent l’entendre, D. Crouzet propose de nouvelles hypothèses concernant la Saint-Barthélémy à partir des représentations et de l’imaginaire de l’époque   . A aucun moment, l’historien ne s’éloigne des sources et de la manière dont elles ont été relues au XIXe siècle. Son ambition n’est donc pas de faire comme si la Saint-Barthélémy n’avait pas eu lieu, mais bien de renouveller les explications qui sont données de l’événement. On peut très bien, avec érudition et brio, construire des hypothèses, à condition qu’aucun maillon de la chaîne ne manque (le fameux effet-papillon). Pour se frotter à l’histoire et la concurrencer, il faut se montrer aussi précis qu’elle dans l’imagination dont elle fait preuve.



Mais où est donc passé le contexte ?

On doit aussi maîtriser parfaitement les «armes» de l’adversaire, autrement dit connaître les atouts de l’histoire «factuelle» (la «vraie» en quelque sorte, celle qui s’affiche comme «moins»  hypothétique). Or, légèreté et inconséquence bibliographiques sont ici de rigueur (on trouvera pêle-mêle l’ouvrage de Dominique de Villepin sur Napoléon Bonaparte, la biographie de Raspoutine par Henri Troyat etc.), tout comme l’imprécision et les inexactitudes factuelles. En préambule, on se souvient que les deux auteurs voulaient garder «sa place» à l’histoire. Ne leur en déplaise, le Décret de Gratien ne date pas du XIe siècle, comme ils semblent tous deux le croire   , mais a été écrit vers 1140. La «chute» de Rome en 476 n’a absolument pas été perçue comme un «coup de tonnerre» par ses contemporains   ; bien au contraire, elle s’est produite dans l’indifférence la plus totale ! Autre exemple : si les Arabes avaient vaincu à Poitiers en 732 (on peut en effet l’imaginer), il semble tout à fait improbable de dire que le «raid initial serait devenu guerre de conquête»   . Toutes les sources musulmanes du VIIIe siècle montrent en effet qu’une conquête de l’Occident latin n’était absolument pas à l’ordre du jour. On voit là les méfaits de la négligence du contexte, et surtout des sources (il faut dire que la bibliographie que les auteurs donnent sur chaque sujet est indigente). Enfin, on se demande bien ce que viennent faire les nestoriens, les arianistes ou les monophysites dans l’histoire hypothétique d’un Orient où le Christ n’aurait finalement pas été crucifié   , puisque 99% de leurs controverses portaient sur le problème de l’Incarnation !

En soi, tout ceci n’a pas grande importance. Nous ne sommes en aucun cas les gardiens du temple, ou les défenseurs intransigeants d’une exactitude érudite qui n’a pas toujours du sens, et peut même passer pour stupide, a fortiori dans des ouvrages de vulgarisation – et les deux auteurs se reconnaîtront eux-mêmes dans cette catégorie. Malheureusement, lorsqu’il s’agit de conclure que «nous ignorerions sans doute le sens du mot moderne» si les Arabes avaient conquis l’Europe et si «la logique du choc des civilisations» avait prévalu, alors il devient urgent de rétablir quelques «faits» et de rééquilibrer la balance au détriment de la construction contrefactuelle. Faute de pouvoir embrasser tous ces objets et d’en imaginer les différentes dimensions, F. d’Almeida et A. Rowley auraient dû prudemment, à l’instar de leurs homologues américains, inviter un grand nombre de spécialistes et leur laisser le champ interprétatif libre.

Un tissu de mensonges ne gêne personne. Joliment brodé, il peut au contraire s’avérer extrêmement séduisant. En revanche, il n’y a rien de plus rageant qu’un montage de mensonges incohérents. On dira peut-être qu’il s’agit de notre part d’un repli scientiste. Que l’ouvrage a pour but de distraire – objectif tout à fait louable ! Mais le lecteur néophyte aura sans doute bien du mal à trouver son plaisir, car lui aussi ne comprendra peut-être pas toujours ces personnages qui, brutalement, font leur apparition sans avoir été introduits et, surtout, n’aura accès ni à leurs croyances religieuses, ni à leurs pratiques politiques, ou encore à leurs codes culturels. Les deux auteurs flattent notre fascination spontanée pour les people de l’Histoire, mais se gardent bien d’inviter à une réflexion contre-intuitive sur les accélérations et compressions du temps historique, le poids du hasard, et la force des contextes socio-culturels. En leur temps, des historiens aux démarches aussi différentes que Carlo Ginzburg, Emmanuel Le Roy Ladurie ou Alain Corbin avaient pourtant su séduire le grand public en plaçant la focale sur les individus, sans jamais oublier les règles de comportement, les croyances, les modes de rationalité, les normes informelles qui animaient et motivaient ces gens du XIIIe, du XVIe ou du XIXe siècle   . A l’inverse, dans le livre de F. d’Almeida et A. Rowley, tout le monde a approximativement la même psychologie. Que l’on soit Pilate, Charles Martel, Charles VII, Philippe II d’Espagne ou Golda Meir, on possède les mêmes capacités cognitives. Ce qui compte in fine, c’est le pouvoir de décision de ces «grands hommes», invariable dans le temps.



C’est faire peu de cas du mot, magique en histoire : le contexte, autrement dit ce qui rend profondément social («hétéronome» pourrait-on dire) n’importe quel individu. La contextualisation, ou la reconstruction de «configurations» sociales, permet de souligner les décalages culturels, de faire ressortir le rôle des institutions, et par là-même de mettre en évidence les capacités d’innovation des individus. Pour prendre un exemple extérieur au livre, l’instauration de l’ère Meiji au Japon (1868-1912) n’est pas le fait d’un seul homme tout-puissant (l’empereur), situé au sommet d’une pyramide féodale. Il faut pouvoir examiner, puis articuler, une multiplicté de facteurs (les traités commerciaux avec les États-Unis, l’envoi d’observateurs en Allemagne, la reconversion des samouraï en hommes d’affaires, la religion shintoïste etc.) qui, a posteriori, ont rendu en quelque sorte inévitable la manière dont les choses se sont passées. Les uchronies de F. d’Almeida et A. Rowley auraient donc sans doute pu rendre justice à l’écheveau complexe de chaque situation qu’ils examinent. Mais des choix simplistes ont été faits : ni précautions rhétoriques et idéologiques, ni alternatives vraisemblables et crédibles, ni contextualisations précises. Ce livre est donc à déconseiller à tout lecteur qui voudrait nourrir sa réflexion épistémologique, ou qui voudrait s’amuser un peu du passé. A celui-ci, F. d’Almeida et A. Rowley eux-mêmes conseillent Alexandre Dumas et autres excellents fabricateurs de fictions historiques (plus récemment, Philippe Roth, dans Le complot contre l'Amérique, a imaginé que, Lindbergh élu président, les Etats-Unis d'Amérique auraient pu pactiser en secet avec l'Allemagne nazie ; quant à Roger Caillois, il avait ouvert le bal avec la superbe méditation de Ponce Pilate précédant son lavement de mains...). On ne saurait mieux dire