Alors qu’on oppose souvent religion et laïcité aux Etats-Unis, les Américains, après avoir longtemps hésité, ont choisi le concept de religion civile.

Dans Politique et religion aux Etats-Unis, Camille Froidevaux-Metterie montre que, de manière intuitive, la démocratie américaine serait un cas unique où la religion aurait intégré la sphère publique. Cette intuition repose sur le fait que les premiers colons puritains auraient directement influencé les pères fondateurs.

Mais, pour l’auteur, cette vision des choses est erronée. La thèse centrale de ce livre part du postulat que la république américaine, par essence laïque, repose sur deux principes fondamentaux : la neutralité de l’Etat en matière spirituelle et la liberté religieuse. Toutefois, tout au long de l’histoire de ce pays le courant protestant conservateur a essayé de revenir sur l’acquis de la laïcité. Ainsi, aux Etats Unis, il a existé tout au long de l’histoire deux tendances contradictoires qui essaient de prendre le dessus l’une sur l’autre. Il s’agit de l’esprit de laïcité, qui définit une position où l’Etat doit rester neutre et l’esprit de religion, qui veut placer l’ordre civil sous la tutelle chrétienne.

L’ouvrage est divisé en 5 parties. Dans un premier temps, l’auteur montre que l’Amérique des XVIIe et XVIIIe siècles a longtemps navigué entre projet théocratique prôné par les premiers colons et volonté pour les pères fondateurs, mue par une vision déiste de la société et par l’esprit des Lumières, de construire un Etat laïque.

Les premiers colons, arrivant pour la plupart d’Angleterre après avoir fui les persécutions, nourrissaient tous l’espoir de faire de l’Amérique le lieu du règne de Dieu pour l‘humanité. Au début du XVIIe siècle de nombreux Etats (Massachusetts, Nouvelle Angleterre…) prônaient l’intolérance religieuse et discriminaient les croyants d’autres confessions. Jusqu’à la Déclaration d’Indépendance de 1776 l’idéal théocratique a prévalu dans les colonies. Vers 1740, trois systèmes dominent : le modèle puritain des colonies du Nord, une conception anglicane de la religion avec la légitimation de l’esclavagisme pour les Etats du Sud et la diversité protestante (plutôt tolérante) des Etats du Centre.

L’énorme succès du "mouvement du grand réveil", qui a construit sa popularité autour de prêches itinérantes, prônant une conception individualiste de la foi et permettant à chacun par sa vertu d’accéder au salut (à la différence de la prédestination calviniste), va alors redessiner la carte religieuse de l’Amérique. Ainsi, la perspective de création d’un Etat théocratique va alors diminuer. En outre, la large diffusion du Traité sur le gouvernement civil de John Locke, à partir de 1690, va faire émerger l’idée d’un contrat séculier et les Américains vont commencer à envisager la chose politique sans forcément se référer à un contrat avec Dieu.

Enfin, beaucoup de choses vont changer lorsque la guerre va éclater entre les Etats-Unis et l’Angleterre en 1775. En effet, le combat pour la liberté politique va alors recouvrir le combat pour la liberté de culte. A la différence du projet puritain qui ambitionnait d’englober toute la société dans le monde chrétien, les évangéliques et les républicains vont se retrouver sur des principes proches tels que liberté et vertu et vont accepter la séparation entre domaine temporel et spirituel. A la fin du XVIIIe siècle, la liberté religieuse devient un droit inaliénable et naturel. Sous l’impulsion de Madison, les principes du libre exercice religieux et de la séparation de l’Eglise et de l’Etat vont être établis.



Dans un deuxième temps, Camille Froidevaux-Metterie montre que la pensée rationaliste et déiste de la philosophie des Lumières a beaucoup plus influencé les pères fondateurs (B. Franklin, T. Jefferson) que les doctrines néocalvinistes prêchées par les pasteurs, permettant ainsi  la naissance d’une laïcité à l’américaine.
 
Dans les travaux de la Constitution, la séparation entre foi personnelle relevant du domaine privé et sphère publique a pris le dessus sur la volonté de construction théocratique des puritains. En effet, Dieu n’est pas mentionné dans le texte constitutionnel de 1787, et ce à la différence des textes constituant les divers Etats de la Fédération. Les pères fondateurs ont voulu, pour éviter les querelles spirituelles cantonner la religion à la sphère privée pour obtenir ce que Camille Froidevaux-Metterie appelle "une union plus parfaite".

La clause de non établissement et de libre exercice rend impossible la perspective d’une religion d’Etat, car les constituants ne veulent pas favoriser une confession au détriment d’une autre, et ce car beaucoup d’Américains adeptes de la religion du grand réveil estiment que c’est une affaire d’adhésion volontaire. Dans le même temps il est prévu qu’aucune atteinte ne peut être portée à l’exercice de la religion. Même si les constituants "laïcisent" le texte, les liens vont toujours être forts entre république et religion car les constituants reconnaissent le rôle primordial de cette dernière dans l’édification de la nation américaine.

Dans un troisième temps, l’auteur va revenir sur l’émergence de la société américaine au XIXe siècle et la prise en compte de la morale chrétienne dans l’esprit laïque.

Les bases de la nation américaine définitivement établies au milieu du XIXe siècle, les Américains vont pouvoir alors à nouveau se consacrer pleinement à Dieu. Dans ce cadre, l’évangélisme va prendre une telle ampleur dans la société américaine que des tensions vont apparaître car le courant fondamentaliste veut toujours introduire la religion dans la sphère politique. La naissance du mouvement du second réveil et son large succès vont chambouler les équilibres des mouvements religieux. En effet, ce dernier tout en prêchant la conversion et recherchant l’homme vertueux, va accepter le gouvernement républicain laïque. Toutefois, l’esprit évangéliste exigeant "une morale officielle" va alors battre en brèche l’esprit de laïcité. Dans cette période vont essaimer les écrits, les analyses visant à réinterpréter la fondation de l’Etat américain en l’axant sur son côté chrétien.

Au milieu du XIXe siècle, trois grandes tendances religieuses cohabitent. Au Nord, désireux de réforme sociale, abolitionniste et plutôt formaliste (c'est-à-dire favorable à l’association entre religion et politique), les puritains sont toujours attachés à ce que le politique soit lié au religieux, à l’Ouest et au Sud, les Baptistes et Méthodistes privilégient l’accomplissement spirituel de soi et sont anti-abolitionnistes. Les Afro-américains sont quant à eux plutôt "antiformalistes" mais abolitionnistes. La victoire des formalistes dans la guerre civile de 1861 à 1865 va marquer le ralliement de tous les protestants au projet libéral, capitaliste et bourgeois dans la mesure où seuls les hommes vertueux d’un point de vue moral peuvent devenir prospères.

A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les vagues successives d’immigration vont renforcer la présence catholique. Le paysage confessionnel sera alors très diversifié. De fait, les fondamentalistes protestants vont investir la sphère sociale et réinvestir le politique. Le protestantisme moderniste va quant à lui essayer de rendre compatible les croyances avec la vie démocratique laïque. Au contraire, les conservateurs fondamentalistes ne veulent pas adapter les textes saints à la société dans laquelle ils vivent et vont s’opposer aux avancées libérales, qui détruisent la nation "élue". Cette tendance rétrograde, mais néanmoins influente va essayer à nouveau d’investir l’ordre politique et va réussir à obtenir l’inscription dans la Constitution de l’interdiction de produire et vendre de l’alcool : la prohibition.



Dans un quatrième temps, Camille Froidevaux-Metterie va étudier le rôle clé de la Cour Suprême, cette dernière étant chargée d’assurer l’application laïque de la république américaine. Dans cette partie, elle va analyser l’application et les implications du 1er amendement de la Constitution américaine. Dans divers arrêts de la Cour, les juges vont considérer que la clause de non établissement, issue du 1er amendement, ne visait pas uniquement la création d’une église nationale mais visait aussi toute intrusion gouvernementale dans la sphère religieuse. Les juges sont les gardiens de la nécessaire séparation entre l’église et l’Etat. Par exemple, dans la décision Torcaso vs Watkins de 1961, la Cour va estimer que la Constitution du Maryland n’a pas à exiger que les candidats publics soient chrétiens. La Cour a développé au cours des années 70 la théorie du "balancing test" qui impose aux Etats fédérés d’accorder des dérogations à la loi aux membres des minorités religieuses qui le demandent, dès lors que la dérogation est motivée par "un motif impérieux d’ordre public". Le Président Rehnquist va à partir de 1986 amoindrir la portée de la position clairement séparatiste dans un sens plus favorable au religieux, preuve que le combat entre l’esprit de religion et l’esprit de laïcité n’est pas clos.

La cinquième partie de l’ouvrage analyse la droite et la gauche religieuse sur la scène publique américaine. Camille Froidevaux-Metterie montre qu’il est très difficile pour les chrétiens d’influencer l’agenda politique, autrement que par le discours politique.

A partir des années 60 deux tendances vont s’opposer aux Etats-Unis : les puritains conservateurs veulent préserver le corpus moral du christianisme tandis que d’autres défendent les valeurs libérales de l’humanisme séculier. En 1973, la décision de la Cour Suprême de légaliser l’avortement va favoriser l’émergence de la droite protestante conservatrice chrétienne comme composante importante du Parti républicain. La droite chrétienne va alors engager un combat pour la défense des valeurs morales, familiales et religieuses. Cette dernière, forte alors d’environ 50 millions de membres, va, de fait, faire du lobbying pour influencer l’agenda politique américain et faire élire l’un des siens ; George Bush fils (2000-2008). A la différence de ces prédécesseurs (Carter et Reagan) qui une fois élus vont décevoir l’électorat chrétien, G. Bush en 2002 va prendre le Charity Aid, Recovery and empowerment Act qui autorise les bénéficiaires de fonds fédéraux à conserver leur identité religieuse. De l’autre côté de l’échiquier politique, ce sont les catholiques, qui représentant 24 % du paysage religieux américains, soutenaient historiquement les démocrates. A partir des années 70, les démocrates vont favoriser l’électorat des femmes et des jeunes (plus favorables à l’avortement), ce qui va heurter les catholiques. Les chrétiens de gauche, qui pendant longtemps avaient délaissé la politique,  vont à partir des années 2000 s’engager dans la lutte contre la pauvreté. Les démocrates vont alors percevoir qu’ils peuvent capter cet électorat à leur profit sans effrayer ce que l’auteur appelle "les démocrates séculiers". C’est une partie de cet électorat qui a voté favorablement pour Barack Obama lors de la dernière élection.

Enfin, l’auteur nous montre que les Etats-Unis ont réussi à dépasser l’énigme "théocratico-laique" pour instaurer ce qu’elle qualifie de religion civile. Ainsi, nous sommes en présence d’un Etat constitutionnellement laïque mais empreint de religiosité. Comme le dit l’auteur : "la religion civile doit soutenir la démocratie en enracinant l’obligation civique dans un sentiment religieux exaltant les valeurs républicaines". La force des  hommes politiques américains est d’avoir réussi à construire une religion civile combinant un cadre formel précis associant chaque Américain au culte de la nation et un ensemble de valeurs et principes. Ces principes donnent à la démocratie américaine son caractère éminent et permettent à ce pays de vouloir jouer un rôle "divin" dans l’Histoire

 

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Denis Lacorne, De la religion en Amérique : Essai d'histoire politique (Gallimard), par Arthur Goldhammer.