Une synthèse exhaustive des enjeux liés à la mondialisation de l'agriculture, qui en précise les caractéristiques et en clarifie le discours.

Les espaces de production agricole qui restent à l’écart des circuits commerciaux mondiaux sont aujourd’hui très rares. Des films comme Mondovino de Jonathan Nossiter (2004) et We feed the world de l’autrichien Erwin Wagenhofer (2007) montrent que les scientifiques sont loin d’être les seuls à s’être emparés de la question. Le Voyage aux pays du coton. Petit précis de mondialisation (Fayard, 2006), œuvre du très médiatique Erik Orsenna, s’inscrit lui aussi dans cette veine.
Géographe spécialiste des espaces agricoles, Jean-Paul Charvet est l’auteur d’une thèse sur les greniers à blé du monde. Dès 1987, il soulignait les "incohérences de la situation alimentaire mondiale" dans un ouvrage qui, vingt ans après, conserve une grande partie de son actualité (Le désordre alimentaire mondial, Hatier). À partir de ses propres travaux et en se réappropriant ceux d’autres géographes comme Gilles Fumey ou encore Jean-Louis Chaléard qui travaillent, eux aussi, sur le thème de la mondialisation de l’agriculture et de l’alimentation, il signe ici une publication au propos accessible au plus grand nombre.


La mondialisation de l’agriculture : un processus ancien…

Trop souvent, la mondialisation est considérée comme un phénomène récent. On apprécie donc de voir ici ce processus replacé dans une perspective historique. Jean-Paul Charvet insiste, en effet, sur le fait que la mondialisation de l’agriculture ne date pas d’hier : en s’appuyant sur les travaux récents de Christian Grataloup , il rappelle que la "première mondialisation" est née du commerce du sucre dans le cadre du commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. La révolution des transports au 19e siècle a ensuite contribué à amplifier considérablement le phénomène dans un monde alors en pleine épopée coloniale. En bon géographe, l’auteur n’oublie pas non plus de souligner les conséquences locales de ce processus mondial : la mondialisation de l’agriculture est, depuis longtemps, à l’origine de formes d’organisation sociale et territoriale bien spécifiques, qu’il s’agisse du modèle de la plantation ou bien des greniers à blé des pays neufs.

Une fois posée la dimension historique de la mondialisation de l’agriculture, Jean-Paul Charvet démonte les rouages du "système (agro)alimentaire" actuel. Il se réapproprie le concept, emprunté aux économistes, en en faisant ressortir la dimension territoriale. On constate alors qu’à chaque étape de l’évolution de ce système correspond une échelle géographique particulière, du local pour le stade agricole caractérisé par l’autoconsommation, au mondial pour le stade agrotertiaire marqué par la domination des firmes de la grande distribution. On apprécie par ailleurs le souci constant de l’auteur d’accorder une place centrale au rôle des acteurs géographiques dans la mondialisation de l’agriculture. Il insiste longuement sur le rôle des marchés à terme ainsi que sur celui des firmes transnationales qui sont aujourd’hui "les agents les plus actifs de la mondialisation de l’agriculture".


… mais un défi pour demain

Malgré le ralentissement de l’accroissement démographique de la planète, la question de la sécurité alimentaire reste un défi d’avenir, d’autant que l’accroissement des superficies cultivées et l’augmentation des rendements par intensification des cultures se heurtent à la contestation des écologistes.

Dans un tel contexte, l’enjeu pour l’agriculture de demain est bien d’allier respect de l’environnement et viabilité économique tout en plaçant l’intérêt de l’individu, qu’il soit producteur ou consommateur, au cœur de sa démarche. On pourrait juger cet aspect de la question usé et rebattu mais Jean-Paul Charvet préserve ici le lecteur de tout discours convenu. Il préfère se livrer à une mise au point appréciable sur le sens à attribuer à des adjectifs qui flanquent le mot "agriculture" de façon souvent indistincte voire parfois complètement injustifiée : "durable", "raisonnée", "biologique", "équitable", … Un éclairage vraiment utile.

Dans un tel contexte, on assiste à une valorisation croissante des filières courtes, des labels et de la notion "d’origine géographique" garantissant la provenance des aliments. L’exemple du vin, développé un peu trop brièvement par l’auteur, augure selon lui d’enjeux d’avenir renouvelés pour les terroirs. La "reterritorialisation" des productions agricoles n’étant pas contradictoire avec l’intégration de ces produits dans des circuits mondialisés.


Un dossier documentaire richement illustré

Selon une maquette bien connue des lecteurs de la Documentation Photographique, le bimestriel propose, après une présentation des principales problématiques de la question, une succession de dossiers thématiques toujours richement illustrés. C’est l’occasion pour l’auteur d’effectuer un certain nombre de zooms sur des acteurs, des espaces, des types de productions qui se trouvent au cœur de l’agriculture mondialisée.

L’auteur bat ainsi en brèche certaines idées reçues. Il rompt, par exemple, avec une utilisation trop souvent manichéenne de la fracture Nord/Sud en montrant que la suralimentation ne touche pas que les pays du Nord mais de plus en plus de pays en développement, ce qu’illustre un jeu de cartes sur l’obésité dans le monde. Il est rappelé, de la même manière, que parmi les géants agricoles du XXIe siècle on ne trouve pas seulement des pays développés, comme l’illustrent les exemples du Brésil, de la Chine et, plus inattendu, celui des "greniers à blé de la mer Noire". L’attention du lecteur sera, en outre, certainement retenue par la double page consacrée au groupe avicole Doux, né en Bretagne, et qui a rapidement pris une dimension européenne puis mondiale.

Le développement des "écolabels", en particulier l’étiquetage des aliments que nous consommons en vue de connaître leur empreinte écologique, constitue une des propositions issues du "Grenelle de l’environnement". La question des kilomètres alimentaires abordée par l’auteur est donc particulièrement bienvenue dans ce contexte. Et c’est avec intérêt que le lecteur pourra suivre l’élaboration d’un yaourt allemand qui aura impliqué des transports sur plus de 9.000 km ! À cela s’ajoutent des mises au point efficaces sur des thèmes aussi variés que le marché du café, la plate-forme de Rungis, la dimension géopolitique de l’aide alimentaire américaine, les OGM, …


Le travail de Jean-Paul Charvet constitue donc une bonne synthèse sur le sujet tout en abordant des dimensions variées voire inédites de la mondialisation de l’agriculture. Rares sont les aspects ayant échappé au souci d’exhaustivité de l’auteur qui intègre les enjeux les plus récents du débat comme la concurrence entre cultures destinées à la production de biocarburants d’une part et cultures alimentaires d’autre part, ou encore les interrogations suscitées par le très actuel risque de pénurie de blé. On regrettera simplement que seules quelques lignes aient été consacrées à la question des drogues alors qu’elles constituent une production agricole des plus mondialisées. Des plus lucratives aussi… De même, peut-être eut-il été bon de montrer combien le défi alimentaire a fréquemment partie liée avec l’enjeu sécuritaire de l’eau. Enfin, on aurait aimé mieux que de brèves allusions à la forte vulnérabilité de l’agriculture, même mondialisée, aux aléas naturels locaux : les dégâts causés par le cyclone Dean aux plantations martiniquaises de bananes ou l’impact de l’excès d’eau sur la céréaliculture des Grandes Plaines américaines l’ont rappelé cet été. Ces quelques manques ne font pas moins de ce numéro de La Documentation Photographique un outil facilement utilisable dans l’enseignement secondaire mais qui intéressera tout autant un public à la recherche d’un état des lieux à la fois précis et actualisé sur la question.