Warren Breckman*, historien, participe à la rédaction d'un magazine américain d'histoire, Lapham's Quarterly, qui donne dans ses numéros une place très importante aux sources. Il nous explique ici sa démarche et plaide pour des efforts en faveur d'une meilleure conscience historique.

 

nonfiction.fr : Pour quelles raisons et comment fut lancé Lapham’s Quarterly ? Qu’est-ce qui vous distingue des autres publications ?


Warren Breckman : Lapham’s Quarterly  est le projet de Lewis Lapham, qui a dirigé la rédaction du Harper’s magazine de 1976 à 1981 et de 1983 à 2006. Son intuition de départ était que les Américains manquent non seulement de culture mais également de conscience historiques. Les citoyens comme les dirigeants politiques sont oublieux des leçons du passé, ne voient pas les fils qui nous relient à lui, et négligent le jeu subtil de nouveauté et de répétition qui caractérise l’histoire humaine. Contre cette tendance à vivre dans un présent abrégé, fuyant, Lapham’s Quarterly offre au lecteur l’occasion de se pencher sur des grandes questions à travers un prisme historique. Il existe bien sûr d’autres magazines qui s’adressent à un plus grand public que celui des revues spécialisées. Cependant, si l’on compare le marché américain aux marchés allemands ou français, il nous semble que Lapham’s Quarterly répond à un vrai besoin. Son format est assez spécifique dans le monde anglo-saxon. Chaque numéro est consacré à un thème précis. Il s’ouvre par une introduction de Lewis Lapham et se poursuit par une anthologie, accompagnée par une riche iconographie, de textes issus de toutes les cultures et époques possibles, rassemblés et organisés de façon à la fois intuitive et logique. Le numéro se conclut par des articles d’écrivains et d’universitaires, de sorte que l’ensemble soit animé par un esprit ludique et sérieux.

C’est un format qui plaît aux lecteurs. Il existe un large public intéressé par l’histoire, comme l’atteste le succès des biographies ou d’autres ouvrages historiques. LQ prend cet engouement, ainsi que le désir d’entretenir un contact plus direct aux sources primaires, au sérieux. C’est une expérience fortifiante que beaucoup d’Américains se rappellent avoir vécu lors de leurs études et qu’ils sont heureux de redécouvrir de la sorte.

nonfiction.fr : Dans chaque numéro, vous mettez l’accent sur un problème important à notre époque, et vous rassemblez des réponses extraites d’écrits qui ‘ « ont passé l’épreuve du temps ». Cela veut-il dire que, pour vous, toute question trouve sa solution dans le passé ? Ou, pour le dire autrement, qu’aucune solution aux enjeux contemporains ne peut être inventée ?

Warren Breckman : En fait notre sélection n’est pas uniquement réalisée en fonction de la postérité des textes. Personnellement je ne vois d’ailleurs pas comment il serait possible de mesurer celle-ci. Nous ne nous posons pas en arbitres ou en juges du succès historique. Nous prêtons d’une part attention à la qualité littéraire des textes. D’autre part, nous nous intéressons aussi fortement aux sources qui sont éloquentes, inattendues, ou oubliées. Après tout, les détours et impasses dont aussi partie de l’histoire. Bouleverser l’écriture conventionnelle de l’histoire est aussi important que de la respecter. Nous ne croyons pas que le passé contient les réponses aux besoins du présent. Si le passé est toujours un « pays étranger », alors le présent est toujours un « monde nouveau ».  Donc les réponses aux défis actuels doivent être innovantes, inventives, créatives. Mais si nous débarquons constamment dans de « nouveaux mondes », nous gardons nos instruments de navigation avec nous. Nos innovations en sont pas créées ex nihilo, mais sont tributaires de nos expériences et de nos connaissances.  Plus nos connaissances sont larges, plus nos réponses aux problèmes du présent seront pertinentes. A la lumière du désastre des années Bush, ce serait même un grand progrès que les gens puissent acquérir un plus grand sens de la complexité historique. Cela les ferait au moins réfléchir avant de partir à la conquête du monde.




nonfiction.fr : Sur votre site web, il est écrit que les gens ont perdu la conscience historique et que, par conséquent, « nous avons devant nous la catastrophe irakienne et de nombreux citoyens qui ne savent même pas quand ni comment est née la Constitution et le Bill of Rights ». Et il est ajouté, un peu plus loin : « L’état d’amnésie généralisée menace l’idéal de liberté individuelle tout comme la pratique démocratique de se gouverner soi-même ». Entendez-vous par là que le système d’éducation aux États-Unis échoue à donner à chacun un minimum de repères et de conscience historiques ?

Warren Breckman : Comme je vous l’ai dit, de très nombreux Américains sont intéressés par l’histoire. Les chiffres de vente d’ouvrages sur l’histoire politique ou militaire américaine, ou encore des biographies, le montrent. Ces gens, qui ont soif d’apprendre, composent la majorité du public de Lapham’s Quarterly. Mais ils sont déjà convaincus de l’intérêt et de l’importance de l’histoire. À côté il y a une part très importante de la population américaine à qui il manque ne serait-ce qu’un minimum de connaissances historiques. C’est le triste constat des enquêtes régulièrement menées sur le sujet. Les raisons en sont profondes et dépassent le système éducatif : les écoles et les enseignants ne doivent pas être tenus comme seuls responsables. Mais, en tant que lieu privilégié d’apprentissage de l’histoire, l’effort doit être porté principalement sur les écoles. Pour cela, il est également important de favoriser l’accès à des supports vivants et attirants. C’est là que LQ apporte sa pierre. Il a d’ailleurs reçu une bourse de la Fondation Siebel qui offre une inscription gratuite à chaque école membre du Conseil national pour l’enseignement de l’histoire (National Council for History Education). C’est un grand pas en avant qui rend le magazine accessible aux élèves et aux professeurs des États-Unis. Nous développons également notre site Internet multimédia pour toucher plus de gens. Le mois prochain, plusieurs d’entre nous commenceront d’ailleurs à tenir un blog régulier sur ce site.



nonfiction.fr : Quelle est l’importance de votre lectorat, et l’entreprise est-elle déjà rentable ?

Warren Breckman : Après 6 numéros nous vendons déjà à 26.000 exemplaires. C’est un très bon résultat qui nous rend viables financièrement, mais nous sommes une entreprise à but non lucratif.


nonfiction.fr : Les précédents numéros traitaient de thèmes aussi variés que : « les états de guerre », « l’argent », « la nature », « les façons d’apprendre », « Eros » et, plus récemment, « crimes et châtiments ». Quels sont les prochains sujets que vous souhaitez explorer ?

Warren Breckman : Un numéro sur « le voyage » est en préparation, un autre sur « la médecine » est également prévu. Nous avons d’autres idées en tête, mais il faut bien laisser un peu de suspense !
 

* Warren Breckman enseigne l’histoire intellectuelle de l’Europe moderne à l’université de Pennsylvanie. Il est l’auteur de Marx, the Young Hegelians & the Origins of Radical Social Theory (Cambridge University Press, 1999), European Romanticism (Bedford/St. Martin’s, 2007), and Adventures of the Symbolic: Postmarxism and Democratic Theory (Columbia University Press, à paraître). Il est aussi rédacteur en chef adjoint du Journal of the History of Ideas, membre fondateur du Zeitschrift für Ideengeschichte et appartient à la redaction de Lapham’s Quarterly. Né à Winnipeg, au Canada, il a vécu, étudié et travaillé à Berkeley, Londres, Toronto, Paris, New-York, Philadelphie et Berlin. Il est également, pour l’année 2008-2009, responsable académique du consortium des études germaniques à l’université libre de Berlin.

 

Entretien mené par email. Traduction de l'anglais : François Quinton.