Face à une société en voie d’émiettement, un modèle de protection sociale renouvelé se fait toujours attendre.

Dans La Montée des incertitudes, Robert Castel actualise la thèse qu’il développait il y a déjà une quinzaine d’années dans ses Métamorphoses de la question sociale. Le fond de la théorie reste le même : la société moderne traverse depuis les années soixante-dix une « grande transformation » digne de celle que décrivait Karl Polanyi en 1944. Là où ce dernier évoquait la rupture dans la cohésion entre les individus provoquée par la mise en place d’une économie de marché autorégulée et déconnectée des institutions communautaires, Castel décrit, cinquante ans plus tard, celle que l’effritement du salariat fait peser sur cette même cohésion. On retrouve également inchangée la forme de l’argumentation : Castel, comme Polanyi, procède à grosse maille, à mi-chemin entre histoire longue et sociologie, par synthèse d’ouvrages déjà généralistes, pour mettre à nu l’évolution des grandes lignes de fracture de notre société.

La Montée des incertitudes constitue une simple actualisation d’un ouvrage phare. Simple actualisation, et rien de plus, car Métamorphoses de la question sociale posait déjà un diagnostic si pénétrant qu’il reste largement valable : le salariat reste le ciment des sociétés modernes, alors que divers mouvements de fond contribuent à l’effacement de ses frontières, interrogeant les modalités de l’intervention sociale, et notamment le rôle de l’Etat comme garant de la cohésion sociale. La puissance de cette thèse ne réside pas tant dans son contenu, aujourd’hui perçu comme une évidence, que dans ce qu’elle contredit. Et d’abord, l’explication marxisante d’une société où le grand marché serait en passe de tout détruire. Le salariat est bien le produit du marché et il est, plutôt qu’un ouvriérisme idéalisé, le principal facteur de cohésion de notre société. Ensuite, l’effritement de la cohésion sociale n’est pas une déflagration généralisée de la société salariale, mais bien la disparition progressive des frontières de cette société au profit d’un continuum qui, entre le cadre parfaitement intégré et le sans-abri totalement désaffilié, en passant par le travailleur précaire en voie de marginalisation, fait coexister des individus dont les statuts offrent des liens sociaux et des couvertures extrêmement inégales face aux risques de la vie. Enfin, les sociétés modernes ne sont pas des sociétés excluantes comme ont pu l’être les sociétés de castes, de féodalité, ou encore le monde ultralibéral de l’Europe occidentale du 19ème siècle. Elles sont en revanche des systèmes où, en dépit d’un niveau de protection convenable pour la majorité, subsistent, voire se renforcent, des inégalités inacceptables.

Ce diagnostic, déjà posé dans les Métamorphoses de la question sociale, n’est remis en question ni par l’évolution du contexte socio-économique (précarisation croissante de certaines catégories de personnes, salariées ou inactives, flexibilisation des formes d’emploi, développement de la concurrence, accroissement de la contrainte sur les finances publiques), ni par les réformes successives des politiques sociales (introduction et réformes du revenu minimum d’insertion, décentralisation des politiques d’insertion et de formation, mise en place de la couverture maladie universelle, introduction d’une prise en charge du risque dépendance…). Ce constat est largement repris dans la Montée des incertitudes. Pour autant, l’ouvrage apporte des éléments nouveaux au discours de Robert Castel. L’ouvrage, synthèse plutôt réussie de divers travaux récents du sociologue, s’ouvrant sur une longue introduction où l’on retrouve la hauteur de vue et le sens de la formule qui lui sont si caractéristiques, nous éclaire sur quelques points majeurs.

En premier lieu, Castel constate, sans le déplorer ni s’en réjouir, l’essor de l’individualisme, avec ce qu’il suppose de liberté et d’épanouissement personnel pour les nantis, et de contraintes et de risque de désaffiliation pour les moins bien lotis. Ainsi, le grand enjeu des politiques sociales devient l’adaptation d’un modèle qui était jusqu’alors bâti sur la protection de masse d’un collectif construit sur la notion de salariat, avec à ses marges une population réduite de "marginaux". Ce modèle doit aujourd’hui organiser la protection sociale d’une multitude d’individus ayant chacun ses aspirations propres et un degré particulier d’exposition au risque.

En second lieu, Castel rappelle l’idée fondamentale que, même si les politiques sociales évoluent tendanciellement vers "l’activation" des dispositifs d’indemnisation et vers la "responsabilisation" des bénéficiaires d’allocations, il reste que ces derniers, en tant que citoyens, ont des droits inaliénables à bénéficier de la solidarité nationale. Même si Castel ne nie pas que des politiques sociales excessivement tournées vers l’assistanat ou le paternalisme social portent en elle le risque de démotiver la personne en difficulté, il reste farouchement opposé à la stigmatisation du "mauvais pauvre" et de sa forme moderne euphémisée, la "population à risque". Cette vision, qui traverse l’histoire, en réduisant les systèmes d’allocation de toutes sortes à de pures et simples subventions de l’oisiveté, conduit au cruel paradoxe où il est souvent davantage demandé aux nécessiteux qu’aux nantis. Dès lors, à la notion de responsabilisation ou d’activation, Castel oppose celle d’implication du bénéficiaire. Au concept d’action d’insertion vue comme la contrepartie de l’aide, il préfère celle de coproduction du projet d’insertion, où l’intervention sociale vise à aider le bénéficiaire à définir et à mettre en œuvre lui-même les solutions à son problème d’insertion. Et au concept de décentralisation de l’intervention sociale, où le transfert de responsabilité entre institutions sans modification des modalités d’action relève largement du jeu à somme nulle, il substitue celui de territorialisation, où l’administration étatique ou locale se positionne en animateur des acteurs de terrain, et où le travailleur social quitte la traditionnelle relation bilatérale avec le citoyen.

En troisième lieu, se trouve développée l’idée qu’à une protection du poste de travail, il faut préférer aujourd’hui une sécurisation des trajectoires professionnelles. Sur ce point, prenant acte de la nécessaire fluidité que requiert l’organisation du travail au sein de l’entreprise et de la structuration des marchés au niveau macro-économique, Robert Castel se résigne plus qu’il ne s’enthousiasme pour un statut où la personne se voit garantir des droits à l’accès à un emploi, à une formation tout au long de la vie, voire à une évolution de carrière, plutôt qu’à un emploi pérenne assorti d’une évolution de rémunération assurée. En particulier, le sociologue insiste sur la nécessité de redéployer le droit du travail précisément là où nombre de tenants de la flexisécurité promeuvent un repli des règles protectrices du salarié. Il faut y voir une distinction fondamentale entre la "survalorisation de l’emploi", coûte que coûte qui conduit chacun à accepter un poste de manière inconditionnelle – logique à laquelle Castel rattache la mise en place du RSA – et la valorisation d’un travail de qualité. Cette dernière, selon une flexisécurité bien comprise, implique que, d’un côté, les employeurs organisent les carrières et les postes de telle sorte qu’ils soient porteurs d’efficacité et d’épanouissement personnel, et de l’autre, que les individus acceptent l’adaptabilité nécessaire à la fluidité de l’appareil de production.

En quatrième lieu, Castel lance l’idée d’une définition exhaustive des droits sociaux fondamentaux, qui s’attacheraient de manière inaliénable à la condition de citoyen. Selon lui, une petite dizaine de droits seraient concernés. Encore faut-il clairement les définir, ce qui pourrait faire l’objet d’un débat public extrêmement porteur et d’une réforme constitutionnelle d’une portée symbolique et pratique considérable.

Enfin, Castel en appelle à la nécessaire définition d’un cadre politique pour un réformisme de gauche, tant il est vrai qu’en France, le discours de la réforme – paradoxalement – a été ces dernières années plutôt l’apanage de la droite. La gauche française est prise entre, d’une part, un marxisme longtemps prégnant et dont elle peine à s’émanciper depuis les années soixante et, d’autre part, l’activisme d’une droite dissimulant mal son caractère fondamentalement conservateur derrière un libéralisme superficiel et peu cohérent. En cela, la Montée des incertitudes nous laisse un peu sur notre faim. Tour d’horizon de la littérature produite par Castel ces dernières années, l’ouvrage nous lègue certes une grille de lecture pertinente de la crise structurelle du salariat, mâtinée plus récemment d’une crise du financement de l’économie. Mais on eût pu attendre de l’esprit profond de Robert Castel qu’il alimentât plus complètement et plus précisément les réflexions d’un réformisme de gauche dont le programme reste largement à définir