Penser un réel sans objet, et peut-être sans concept adéquat : dialogue confins de la science et de la métaphysique.  

Trente ans de réflexion

En dépit de ce que son titre pourrait suggérer, ce livre d’entretiens n’a rien d’une espèce de Monde de Sophie adapté à l’univers de la physique contemporaine. C’est qu’ici celui qui endosse le rôle du « candide » (Claude Saliceti) est lui-même philosophe ; on pourrait du reste en dire autant du « physicien » (Bernard d’Espagnat), dont l’œuvre est consacrée depuis une trentaine d’années à certains des problèmes spéculatifs les plus ardus de la physique contemporaine (voir notamment À la recherche du réel, 1979). Car la physique, telle est la conviction commune aux deux auteurs, nous oblige à réviser la formulation traditionnelle de certaines questions philosophiques fondamentales, touchant notamment aux concepts d’espace, de temps, de causalité et d’objectivité. Il y va de l’ontologie de la physique (ses catégories ultimes), mais aussi bien de notre rapport à l’être, selon une tonalité plus existentielle qui traverse tout l’ouvrage. D’Espagnat, qui a publié il y a quelques années un Traité de physique et de philosophie (Fayard, 2002), n’hésite pas à mobiliser en chemin Plotin et les gnostiques, Spinoza et Leibniz, Berkeley et Bergson, Pascal et Augustin, Kant et Wittgenstein, Mach et Schrödinger, Bohr et van Fraassen, et bien d’autres encore, philosophes et physiciens-philosophes ; il ne s’agit pas ici de touches décoratives destinées à flatter le goût de l’honnête homme cultivé, mais de références théoriques précises qui permettent de donner toute leur ampleur aux questions parfois très techniques abordées au fil de la discussion.

 

Relativité et physique quantique

Car Claude Saliceti est moins « profane » qu’il veut bien le dire, même s’il se place en retrait : la discussion, qui tient plus en réalité de l’échange épistolaire (sous la forme de cinquante « questions » disputées) que d’une conversation d’après-repas, est d’assez haute volée – sans rien sacrifier cependant aux exigences d’une pédagogie du concept dont feraient bien de s’inspirer beaucoup de vulgarisateurs. Les premières sections sont un modèle du genre : on y parcourt, en suivant le développement du problème de l’objectivité de l’espace et du temps, l’histoire du développement de l’électromagnétisme et de l’optique, le passage du concept d’éther à celui de champ. La relativité, restreinte puis générale, mais aussi la théorie quantique, sont introduites à leur tour avec le même souci de clarté. Ces théories-cadres devraient être complémentaires, mais leur ajustement réciproque présente des difficultés inextricables. Il ne s’agit pas seulement, en effet, de faire tenir ensemble deux « régions » du monde (l’univers de l’extrêmement grand et celui des particules élémentaires), mais deux manières de penser qui, pour recourir à une métaphore optique, ne cessent d’interférer l’une avec l’autre. Il n’était déjà pas simple de produire, comme l’a fait Einstein entre 1910 et 1916, une théorie relativiste de la gravitation (relativité générale) : les générations de physiciens qui sont attelés, à grand renfort de prouesses mathématiques, à la tâche de concilier les principes de la mécanique quantique et de la relativité générale, sont encore loin d’en voir le bout. « Théorie des cordes » et « gravité quantique » ne désignent pas des théories achevées, mais des programmes de recherche, ou des chantiers. Et Lee Smolin a peut-être raison de s’inquiéter, dans un ouvrage récent (Rien ne va plus en physique, 2008), du ralentissement du rythme des grandes révolutions en physique théorique.

 

Contre le « réalisme local »

Faut-il chercher le remède du côté d’un approfondissement philosophique des cadres conceptuels fondamentaux ? D’Espagnat souscrirait volontiers à un tel programme, mais l’obstacle le plus sérieux, à ses yeux, est du côté de la physique quantique. Celle-ci ne se contente pas d’introduire, comme la relativité, des effets paradoxaux ou certaines conceptions inhabituelles de l’espace et du temps ; elle semble nous forcer, de façon plus générale, à renoncer globalement à toute interprétation descriptive ou réaliste des phénomènes envisagés (que ces phénomènes soient ou non « observés »). En effet, la notion de superposition d’états, le principe de « complémentarité » qui autorise à interpréter un même phénomène (un faisceau d’électrons) tantôt comme un comportement ondulatoire, tantôt comme un corpusculaire (particules localisées), les relations d’incertitude de Heisenberg qui prévoient qu’on ne puisse mesurer simultanément (avec une précision arbitraire) la position et la vitesse d’un électron, tous ces aspects déroutants de la mécanique quantique rendent de plus en plus délicate la représentation d’un monde constitué d’objets bien déterminés et individualisés, séparés et localisés, existant par eux-mêmes indépendamment de nous. Si l’on veut rester réaliste dans de telles circonstances, il faut se préparer à un réalisme d’un genre tout à fait nouveau : un réalisme non-objectiviste.

Le problème se concentre, pour d’Espagnat, sur la question de la non-localité (ou « non-séparabilité »). Une des intuitions fondamentales du réalisme objectiviste peut en effet se formuler sous la forme d’une condition de proximité qui veut que les forces (gravitationnelles, électriques, magnétiques, etc.) s’exerçant entre deux objets soient d’autant plus faibles que la distance qui les sépare est grande. Ce « réalisme local » est actif au cœur même de la relativité restreinte sous la forme du deuxième postulat de l’article fondateur d’Einstein, en 1905. Poser que la vitesse de la lumière dans le vide admet une valeur constante finie (et indépendante du mouvement de la source), c’est ôter son caractère absolu à la simultanéité entre événements distants ; c’est reconnaître, plus profondément, que les influences causales ne peuvent avoir lieu que de proche en proche, contrairement à la physique des actions à distance. Le « réalisme local » soutient encore, en 1935, le fameux « paradoxe EPR » formulé par Einstein et deux de ses collègues (Podolsky et Rosen). Des particules initialement « corrélées » du fait de l’intrication de leurs états quantiques devraient, une fois séparées, continuer à communiquer, en ce sens que les observations menées sur l’une auraient pour effet de déterminer ce qui est susceptible d’être observé de l’autre, et ce indépendamment de la distance qui les sépare. Dans l’esprit d’Einstein, il s’agissait par là de pointer une contradiction dans la théorique quantique, ou du moins de mettre au jour son caractère incomplet. Car à moins d’admettre une influence occulte qui aurait lieu à une vitesse supérieure à celle de la lumière, il faut que la corrélation observée renvoie d’une manière ou d’une autre à quelque condition réelle sous-jacente, c’est-à-dire à des valeurs déterminées, au sein de chaque système, avant l’opération de mesure (on parle de « variables cachées »). Or une expérience menée par Alain Aspect au début des années 1980 a permis de transposer sur le terrain expérimental ce qui se présentait, d’abord, comme une simple expérience de pensée. En établissant la violation des « inégalités de Bell » quantifiant les conséquences du paradoxe EPR, l’expérience revenait à établir que des observations menées à distance sur des particules corrélées pouvaient entretenir une relation de détermination en dépit de l’impossibilité objective de faire communiquer ces particules dans l’espace et dans le temps selon les voies de la causalité physique.

Il faut bien parler dans ce cas d’une influence non-locale. Or cette incongruité, d’après d’Espagnat, rejaillit sur l’ensemble de notre appareillage conceptuel. Si l’on accepte – comme on le doit – la possibilité ouverte par l’expérience d’Aspect, la localisation dans l’espace et dans le temps, en général, n’a plus rien d’évident : elle n’est pas seulement relative (au système de référence adopté), elle paraît tout simplement incompréhensible dans les termes auxquels nous sommes habitués. À bien y réfléchir, c’est la notion même d’objet qui s’en trouve affectée, et par extension celle d’une réalité indépendante constituée par une multiplicité d’objets existant en soi, indépendamment de la connaissance que nous pouvons en avoir.

 

Le « Réel voilé »

Ainsi la non-séparabilité quantique, qui constituait déjà le motif récurrent des premiers livres consacrés par d’Espagnat à la philosophie de la physique, constitue à sa manière – mais le physicien s’entoure sur ce point de beaucoup de précautions – une réfutation du « réalisme local » auquel le scientifique est porté par tempérament, tout comme le bon sens philosophique. La forme philosophique du problème peut d’ailleurs se formuler simplement : il y a, dans la réalité, quelque chose de non-conceptualisable ; un « Réel », si l’on veut, mais un réel non-discursif, non-objectivable, qui nous demeure irrémédiablement « voilé » par le système que forment nos observations, nos instruments de mesure et nos concepts. « L’objet n’est pas l’être », disait le philosophe Ferdinand Alquié (p. 225).

D’Espagnat insiste sur le fait qu’on touche, avec la violation des inégalités de Bell, à quelque chose comme un point de résistance absolu, qui ne doit pas grand chose, en fait, à l’interprétation qu’on peut en donner : « la preuve, expérimentale, de la violation en question restera […] valable même le jour, si jamais il advient, où la physique quantique aura été remplacée par une autre physique différente, fondée sur des idées radicalement autres » (p. 101-102). C’est l’universalité de ce résultat expérimental et de ses implications conceptuelles qui autorise à voir dans l’inséparabilité quantique l’indice d’un véritable problème métaphysique transversal à toutes les interprétations physiques du phénomène.

 

Un éclectisme philosophique

Reste à déterminer précisément la nature du problème. C’est là que les choses se compliquent. La thèse, défendue avec force, est celle d’un « réalisme ouvert », qui ferait son axiome de l’idée que « la pensée humaine n’est pas “le Tout” » (p. 179). S’il est vrai que tout « positivisme » masque une forme d’idéalisme rampant, ce réalisme-là (le réalisme du réel non-objectivable) serait à sa manière plus authentiquement réaliste que le « réalisme local » – et plus généralement « objectiviste » – du sens commun physicien, parce qu’il se serait débarrassé pour de bon des dernières scories d’idéalisme qui portent à réduire le réel à ce que nous observons et mesurons, autrement dit à la réalité empirique, celle qui est valable seulement « pour nous ».

C’est de ce point de vue que d’Espagnat aborde tour à tour quelques unes des grandes questions fondationnelles de la théorie physique contemporaine, comme celles que suscite aujourd’hui la théorie quantique de la gravitation. Faut-il se passer de l’« arène » que constitue l’espace-temps et travailler, en quelque sorte, à une genèse physique de l’espace et du temps eux-mêmes ? Sur ce point d’Espagnat se montre particulièrement prudent. Il l’est peut-être moins sur le terrain de l’épistémologie, lorsqu’il critique, par exemple, les tenants du « réalisme structurel », qui identifient le réel avec les rapports véritables (de nature mathématique) entre les objets. Quant à ses affinités philosophiques, elles manifestent un certain éclectisme. C’est le cas du rapprochement avec le bergsonisme, dont d’Espagnat n’attend certes aucune « ontologie de remplacement » (p. 160), mais qui lui paraît tout de même capable de fournir « de précieux aperçus sur le réel vrai » (p. 161). Le problème est que Bergson cherchait dans la saisie de la durée un absolu que d’Espagnat, pour sa part, entend placer par-delà toutes les notions phénoménales, espace et temps inclus. L’alliance tactique n’est donc pas entièrement convaincante – d’Espagnat le reconnaît lui-même –, pas plus que ne l’est, nous semble-t-il, la référence récurrente à l’idéalisme kantien et à la position d’une « chose en soi » qui, manifestement, n’est pas d’une grande aide pour formuler le problème de l’« Être », qui est l’autre nom du « réel voilé ». C’est que le problème de Kant n’est pas celui de d’Espagnat : rallié de force à la cause des adversaires du « réalisme local » – un comble si l’on songe à son adhésion sans réserve à la mécanique newtonienne et aux formes de l’objectivité qui la rendent possible –, le sage de Königsberg offre pourtant du « Réel » une version trop austère, trop dépouillée : c’est pourquoi du point de vue où se place le physicien, l’idéalisme transcendantal se distingue à peine de l’idéalisme pur et simple. La « chose en soi » est le minimum métaphysique qui permet de garantir que quelque chose nous est encore donné. Et certes l’« en soi » du physicien, pour être non-discursif, mérite tout de même un peu mieux que cela ; mais alors le passage par Kant était-il bien nécessaire ?

Tout l’art de Claude Saliceti est de conduire son interlocuteur, au fil des questions, à préciser davantage les attendus de ses propres positions métaphysiques. Jamais la discussion ne bascule dans la spéculation gratuite ; elle demeure étayée, d’un bout à l’autre, par les résultats les plus précis de la science contemporaine, comme en témoigne, par exemple, l’appendice III consacré à une mise en question expérimentale, d’ailleurs toute récente, des rapports entre la causalité et le temps. Dans ce livre riche, foisonnant d’intuitions, chacun trouvera matière à penser : le physicien et le philosophe, bien sûr, mais plus largement tous ceux que n’effraie pas l’idée de s’attaquer – en s’instruisant au passage – à quelques « questions ultimes »