Loin des plans d’une cité idéale, le Familistère de Guise offre une vue cavalière sur une expérience inspirée par le fouriérisme.
Dans la figure du fondateur d’utopie réside une part d’héroïsme : celle du pasteur Brand, dans la pièce d’Ibsen, qui tente de faire plier la corruption du siècle devant l’inflexibilité de ses principes. Par cette ambition de combler « la faille obscurément sentie entre la chose telle qu’elle est et la chose telle qu’elle devrait être » se rejoignent Saint-Simon, Fourier ou Cabet. La société, soumise à l’absurdité, appelle à une inversion de ses règles dans une communauté imaginaire qui, par la vertu de l’exemple ou de la conviction, ferait advenir une humanité harmonieuse. C’est à cette image que s’attaque Michel Lallement dans un ouvrage consacré à l’expérience unique d’application d’une utopie, celle de Charles Fourier, par un de ses disciples, Jean-Baptiste André Godin. L’a-topie trouve ici son lieu : le Familistère de Guise. L’a-chronie y trouve son époque : entre 1846 et 1888. Dans un Palais Social qui concentre habitations ouvrières, écoles, théâtre, jardins ; par le rythme de ses événements communautaires ; par ses règles, aussi, le Familistère semble réaliser les promesses de l’utopie, à une époque où le travail commence à trouver une place dans les dispositifs juridiques et économique.
C’est donc un regard particulier que restitue la belle monographie de Michel Lallement, dont l’ambition est à la mesure du sujet, celle de la totalité. Aucune couture ni aucun contour n’échappe aux analyses détaillées de l’auteur, qui livre une photographie exhaustive du Familistère. Aucune approche n’est négligée ; viennent s’articuler histoire des idées, histoire sociale et économique, histoire du genre et de l’éducation. Issu de ce faisceau se dégage un fil conducteur : montrer comment « l’utopie peut contribuer à l’institution du travail aux marges des modèles sociaux dominants » , en articulant une approche biographique, celle de Godin, et une approche sociologique, celle du Familistère. L’ambition est de taille car elle pose d’emblée un oxymore : comment l’utopie, qui n’épuise son sens dans aucune réalisation, peut-elle s’inscrire dans une réalité sociale ? Et quelle serait sa fonction ?
L’utopie incarnée : Jean-Baptiste André Godin
L’histoire du Familistère est indissociable de celle de Godin, son fondateur, né en 1817. Il crée en 1840 une usine d’appareils domestiques en fonte et s’installe à Guise en 1846, où il prospère jusqu’à sa mort en 1888. C’est au cours de ses pérégrinations de jeunesse, alors qu’il est compagnon, qu’il fréquente l’école sociétaire de Fourier, à laquelle il adhère en 1842. Godin n’est donc pas un fouriériste qui aurait résolu ensuite de mettre en application les principes du maître, en fondant une nouvelle communauté. Il n’est pas non plus un industriel décidant d’adopter un modèle d’organisation productive, sans considération pour ses implications morales. Il est les deux à la fois, et si l’utopie contribue à orienter une expérience, l’expérience conduit à amender l’utopie. Ce dialogue constant marque la manière dont Godin s’approprie les idées fouriéristes.
Mais l’explication de ce cheminement n’est pas sans rencontrer certaines limites dans le livre. Pour Lallement, il s’explique par des facteurs sociologiques, l’école sociétaire s’adressant autant aux ouvriers qualifiés qu’aux « capacités », séduisant Godin, ancien compagnon et futur chef d’industrie. C’est là réduire les aléas de lectures fortuites ou le hasard des rencontres, où le système joue moins que l’inspiration. De même, l’étude des influences, toujours délicates, manque de rigueur dans l’ouvrage. Ce n’est pas parce que Godin a annoté la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique qu’il a réussi l’exploit d’en appliquer les catégories au Familistère. Après tout, ses préoccupations morales sont partagées par nombre de ses contemporains. La remarque vaut aussi pour le spiritisme de Swedenborg, répandu en un siècle qui vénère la science mais n’en fait pas moins tourner les tables. Ces objections de méthode renforcent cependant la conclusion de Lallement : le fouriérisme de Godin est effectivement un ensemble hétéroclite, mais parce qu’il se nourrit autant de lectures éparses que d’idées véhiculées dans les cercles républicains et socialistes auxquels il appartient. La place de l’utopie est donc problématique : plus qu’un plan d’organisation cohérent, il s’agirait surtout d’un cadre pour l’action, celle de l’industriel.
Cette ambiguïté marque de nouvelles configurations du travail, le meilleur exemple est celui de l’Association du capital et du travail, fondée en 1880. Cette réforme de l’organisation de l’usine conduit à faire des ouvriers des associés, détenteurs d’une part de capital. Mais, nourries du principe fouriériste de l’équitable rétribution des facteurs de production, les nouvelles dispositions révèlent les ambiguïtés du personnage et du projet qu’il réalise. Godin le déduit d’une morale du travail, au fondement d’une régénération physique et spirituelle de l’ouvrier. L’usage de cette rhétorique utopique ne va pas de soi, et si Lallement invite à prendre le discours au sérieux, le lecteur peut émettre quelques doutes. Telle que l’auteur la décrit, la production de l’usine de Godin repose sur l’innovation et la qualité, qui permettent de maintenir des prix élevés face à la concurrence. La fidélisation d’une main d’œuvre attachée à l’entreprise et son émulation seraient les conditions de cette stratégie. Or, ces principes sont au cœur du Familistère, qui associe les ouvriers à l’usine en les intégrant dans un milieu de vie spécifique. Du coup se trouve mis en cause le statut même de l’utopie : au mieux, elle serait une possibilité d’améliorer l’existence de producteurs, au pire, un moyen comme un autre d’améliorer la production.
Le rôle de l’utopie n’est donc pas une évidence au regard des « vies de Godin » : fruit d’un assemblage hétéroclite et non d’un système construit ; davantage utilisé dans le cadre productif que pour régénérer l’humanité, elle ne semble pas tracer les voies d’un avenir radieux. Comme l’écrit l’auteur, elle n’est pas un « type idéal » et ne fixe pas de modèle à réaliser, perdant ainsi son statut d’exemplarité. Elle serait davantage un processus de construction permanente, entre certains principes clamés par Godin et les exigences d’une expérience située : celle d’une entreprise.
L’utopie située : le Familistère de Guise
Même à considérer l’utopie de ce point de vue, les ambiguïtés demeurent. Le Familistère est le produit des idées de Godin, et la description minutieuse de son histoire et de son organisation le montre. Le projet du Palais Social, commencé en 1858, obéit à certains principes fouriéristes : la construction de logements dans les bâtiments communs favorise proximité et solidarité, la mise à disposition de magasins assure les denrées au meilleurs prix… Ce sont autant les conditions de vie que les conduites qui sont visées, et Godin met l’accent sur l’hygiène, l’intempérance, ou l’éducation, dans l’espoir de réduire la misère et d’étouffer les antagonismes sociaux. Ce que Fourier avait rêvé pour le Phalanstère, Godin l’aurait réalisé et l’utopie semble imprimer sa marque sur le Familistère… Mais à nouveau, c’est l'équivoque qui l’emporte.
Le Familistère se pose en effet comme une organisation globale, où la vie des habitants est strictement définie dans le cadre d’un monde fermé. Le contrôle s’exerce sur les individus, à la fois verticalement, lorsque la direction édicte les règles, et horizontalement, par la surveillance d’un voisinage rapproché. L’institution du Familistère, en tous cas, serait conforme à l’utopie phalanstérienne. A une nuance près : chez Fourier, elle doit se fonder sur l’harmonie des passions contradictoires, permettant l’épanouissement de chacun et l’adhésion de tous. Rien de la sorte à Guise, Godin évacue cet aspect, rendant difficile la libre adhésion des individus dans une structure si contraignante. L’analyse de Lallement est éclairante, parce qu’elle montre les stratégies d’évitement qui résultent de cet écart. Le Familistère n’est donc pas une communauté « totale » , et les plans d’organisation de la cité idéale trouvent ici une première limite : Godin, malgré son ambition de transformer les familistériens, doit compter avec leurs préoccupations propres.
De même, il cherche dans l’usine à appliquer les idées fouriéristes d’une rémunération équitable du travail, du capital et du talent, et d’une association étroite des travailleurs à la production. L’industriel tente d’abord de récompenser le mérite en faisant voter les ouvriers pour les meilleurs d’entre eux. L’essai échoue : les électeurs cherchent à bénéficier eux-mêmes des primes offertes. Vient ensuite l’organisation de groupes de travail diversifiant l’activité et favorisant l’innovation, constitués par affinités ou par goût, mais qui ne suscitent guère l’intérêt des employés de l’usine. L’Association créée en 1880 constitue un recul : l’émulation passe par une participation aux bénéfices ; une stricte hiérarchie est maintenue selon le degré de participation. Comme au Familistère, Godin doit composer avec des exigences qui ne sont pas les siennes.
Sans cesse amené à transiger, à composer, à amender son projet, l’utopie ne parvient plus à se définir comme un idéal à atteindre. Sa portée et sa signification semblent donc se réduire à peau de chagrin, et l’on peut être amené à conclure que le Familistère n’est pas l’aurore d’un âge nouveau mais le crépuscule d’un rêve ancien.
L’utopie énoncée : le langage comme structure du Familistère
La thèse que propose l’auteur dans le dernier chapitre est stimulante : l’utopie n’est pas un type idéal parce qu’elle n’établit pas les formes précises d’une société-modèle ; elle n’est pas non plus un idéal régulateur, parce qu’elle ne parvient pas à soumettre totalement les individus aux normes qu’elle édicte. Michel Lallement propose, à la lumière de l’exemple du Familistère, de la définir comme un langage, évoluant dans un entre-deux : il structure l’espace social en fixant certaines normes (la valeur du travail, de l’hygiène ou de l’éducation…), ainsi que l’espace géographique en donnant une fonction précise à chaque lieu (distinction entre l’usine et le Familistère, entre le domaine privé du logement et le domaine public du divertissement). Mais précisément parce que le discours de l’utopie repose sur la division, il met en jeu des principes contradictoires et se nourrit des tensions qui animent le Familistère. Godin utilise ainsi la distinction entre « l’égoïté », sphère de l’individualisme, et la fraternité. Le premier pôle s’exprime à l’usine, le second au Familistère. Le maintien sur le lieu de travail des hiérarchies professionnelles ou l’échec d’une association poussée des ouvriers s’expliquent par cette dichotomie. De ce fait, l’expérience de Godin ne serait pas le chant du cygne de l’utopie, mais sa réussite, parce qu’elle parvient à concilier les principes contradictoires entre l’idéal et le possible, dans un jeu constant d’adaptations et de négociations.
L’hypothèse est séduisante, mais reste assez abstraite. Il lui manque la force de la comparaison. Si l’utopie est un langage, il faut pouvoir le confronter à des discours concurrents ou proches, pour évaluer sa singularité. Le discours des réformateurs sociaux, préoccupés par la « question sociale » et qui agissent au sein d’associations ou interviennent dans les débats politiques, est abordé incidemment, sur des points particuliers comme l’hygiène ou l’éducation, mais jamais sur la question du travail ni en termes précis. De même, l’étude laisse une part d’ombre importante : en quoi le discours utopique de Godin se distingue-t-il de celui des socialistes, alors en pleine recomposition ? Dans une certaine mesure, ce livre qui étudie avec finesse un monde clos se laisse prendre à son propre jeu, et donne à voir un univers qui se suffit à lui-même, coupé d’un monde extérieur que le lecteur devine plus qu’il ne lit, au rythme des inspections de l’école du Familistère ou de l’agitation d’un syndicaliste. Même si l’utopie s’y exprime dans un langage, il est impossible de savoir s’il est compris au-delà de ses murs. Cette suspension du temps au Familistère, qui ignore conflits sociaux et bouleversements économiques pour traverser sans encombre le siècle, est la note sur laquelle se conclut d’ailleurs l’ouvrage. C’est en 1968 seulement, au moment même où d’autres utopies issues d’autres formes de préoccupations sociales s’expriment, que disparaît le dernier vestige des Cités du soleil du XIXe siècle.
C’est donc à la confrontation d’autres travaux qu’il faudrait lire l’ouvrage excellent de Michel Lallement, pour évaluer la manière dont l’utopie négociée s’articule avec l’institutionnalisation du travail à la fin du XIXe siècle. Mais les conclusions sont déjà éclairantes : le Familistère de Guise expérimente des premières formes de concertation, la direction opère sa mutation vers une gestion rationnelle. Par ses compromis avec la réalité qui l’entoure, Godin ne serait donc pas l’émule de Brand, mais celui de Stensgard, autre personnage ibsénien, qui, dans la Ligue des Jeunes, adapte l’idéal aux exigences du siècle, parfois au prix de sa pureté