Avital Ronell pose les questions de l'importance ontologique et culturelle de la drogue et de la culture comme drogue par excellence. Effets intenses mais brefs.

Bien que l’éditeur - qui soit dit au passage fournit un bel objet soigneusement composé - nous indique que le livre a été publié en 2004, il ne s’agit que d’une réédition, la première édition ayant paru en 1992.

 

L’impulsion première de l’ouvrage, que la traduction escamote, est donc quelque peu datée : elle provient des Crack wars (c’est le titre original) du début des années 90, où New York a été nettoyé de l’"épidémie" de crack, portant ainsi au cœur du pays, sur le mode de la guerre civile, les drugs wars reaganiennes. À partir de ce contexte, que le texte commente peu, Ronell se demande comment on peut prétendre lutter et légitimer une lutte sur un objet qui d’une part n’a jamais été réellement pensé, et qui d’autre part, semble impossible à mettre correctement à distance, tant l’addiction fait partie intégrante de notre ontologie comme de notre culture. Posée de cette manière, la question efface le temps qui nous sépare de la situation de ce livre et la rend d’une actualité toujours pertinente.

 

À l’indétermination supposée du sujet correspond la dissémination de l’approche. Différents styles se succèdent : de l’inévitable méditation déconstructionniste sur Heidegger à l’analyse textuelle brillantissime, en passant par l’aphorisme nietzschéen, l’auto(science)fiction, le roman policier, le rapport médical, la pièce de théâtre multimédia : De l’aveu même de son auteur, cette structure s’explique selon une volonté de simuler ou d’émuler les effets la drogue : "De même, le livre porte sur différents types de drogues : il y a des moments plus psychédéliques, les moments plus anesthésiées où il ralentit comme dans l’expérience de l’héroïne, et puis il y a les moments speedés."   . Waow, trop cool, man.

 

Dans ce kaléidoscope, les rapports historiques de l’occident et des drogues, leur articulation à la culture, notamment littéraire, la spécificité de leur effet et leur impact sur cette articulation ou encore les rapports entre drogues et addiction, puis entre addiction et hallucination passent comme autant de flashes qui peuvent parfois laisser le lecteur sur sa faim. Si c’est en partie l’enjeu du livre que de contester justement qu’une telle histoire et la définition de tels rapports est limitée et trompeuse en regard de l’objet, on ne peut s’empêcher de penser en retour qu’à force de se diluer, la substance perd ici et là de sa puissance. Mais tout est si pensé dans ce livre qu’on ne doute pas que la frustration y soit incluse : cela après tout n’aurait rien que de logique dans un livre sur la dépendance.

 

Au principe d’Addict se trouve d’abord l’invalidation de la double extériorité supposée de la drogue. Au niveau culturel d’abord. Loin d’être un danger allogène, une intrusion du monde extérieur, et bien au-delà de l’ensemble au demeurant flou et mouvant qui constitue les substances dangereuses, c’est notre culture même qui est fondée indissociablement sur cette structure de l’addiction : de sorte que "tout peut devenir drogue". L’extériorité est ensuite contestée au niveau physique, dans la récusation du mythe d’un corps pur de toute accoutumance. La véritable intrusion physique n’est pas tant celle des drogues (puisqu’elles trouvent au sein même du corps leur correspondance chimique, sans parler bien sûr d’un principe de jouissance) que celle que jette le regard médical et politique sur des phénomènes qui par nature lui échappent.

 

Partant d’une citation de Nietzsche, écrivant que "les narcotiques étaient presque l’histoire de la culture, de notre soi-disant 'haute culture'", Ronnel en retravaille d’abord les enjeux de ce presque, sous forme aphoristique, rappelant non seulement le lien historique indissoluble entre les écrivains et les drogues, mais aussi, à travers des rapprochements audacieux, que la culture elle-même fonctionne comme une drogue (la citation comme "injection" stimulante ou apaisante, l’autonomie du littéraire comme l’autonomie libidinale de l’addicté).

 

On entre ensuite dans la partie méthodologique du livre, visant à expliciter ce lien fondamental. Une première méditation ontologique de l’addiction nous est proposée. Analysant la manière dont Heidegger à la fois pense l’addiction comme enracinée dans le "souci" mais protège ("tranquilise") en dernier ressort le Dasein au nom de la responsabilité, Ronell oppose la question, relativement classique, d’une liberté irresponsable et paradoxale dans son choix de la dépendance.

 

Une seconde réflexion, intitulée "vers une narcoanalyse" s’efforce de saisir les conditions de possibilité d’une pensée portant sur un objet défini par son altérité "absolue" et sa "dispersion contagieuse", soulignant la faiblesse des définitions scientifiques et politiques, et rappelant la nécessité de donner à la jouissance une place centrale dans le phénomène. Puisque la philosophie, kantienne ou heideggérienne, répugne elle aussi à se plonger dans les abjections de l’injection, c’est vers la littérature, à la fois compromise et lucide, que le philosophe se tourne, et notamment vers le parcours à la fois suicidaire et grandiose d’Emma Bovary, véritable festin nu de l’aspect addictif de la littérature et de son rapport à la jouissance destructrice.

 

Cette réflexivité est comme il se doit aussitôt prise en charge dans un petit jeu de réécriture, dans lequel, en un clin d’œil à Dick et Doyle, deux hallucinés notoires, Ronell précise son approche à travers des fragments de romans cyberpunk et policiers. Mais par-delà le jeu, Ronell explique aussi, et c’est intéressant, pourquoi les technologies étant une drogue, et la drogue une technologie ("une prothèse chimique") elle s’intéresse, à travers l’addiction, à la structure fondamentale qui les sous-tend : c’est sans doute une des pistes les plus riches du livre, qui sera de nouveau explorée dans la pièce finale.

 

Tout alors converge vers le morceau de résistance, une lecture en deux temps de Madame Bovary d’une virtuosité toute dérridéenne, particulièrement astucieuse dans le lien que Ronell établit entre l’addiction de l’héroïne et la place proéminente de la pharmacie de Homais : "Il n’existe pas de culture sans culture de la drogue quand bien même devrait être sublimée pharmaceutiquement." Centrée ensuite sur la question de l’ingestion et du rejet, l’analyse en revient somme toute à une lecture psychanalytique traditionnelle puisant dans "Deuil et mélancolie" et dans "Au-delà du principe du plaisir". On aurait presque envie de dire tout ça pour ça, si une réhabilitation de Freud, dans toute sa toxicité, n’était pas précisément un des objectifs poursuivis par Ronell, d’une part en raison de l’expérience et de l’expertise personnelle de Freud sur les drogues, et d’autre part de son courage à affronter la pulsion dans sa dimension destructrice.

 

Les thèmes du livre sont enfin réarticulés, et pour certains approfondis, dans une petite fantaisie finale, qui rappelle un peu le chapitre Circé d’Ulysses et remplie de private jokes bac +10 dans laquelle Marguerite Duras discute avec la Marguerite de Faust, avant que Jünger ne mette Heidegger sous acide. Pour amusant que ce soit, ce serait un exercice de style un peu frimeur, s’il ne rappelait pas dans ses rencontres, ses anachronismes et ses hybridations, le pouvoir proprement hallucinant de toute culture.

 

Pour poursuivre sur ces métaphores, on peut dire de ce livre qu’il est comme tout bon ouvrage de théorie, psychotrope, en ce qu’il "nettoie les portes de la perception" sur des questions où la doxa est particulièrement lourde, chez les pro- comme chez les anti-. On pourrait ainsi classer les essais en deux groupes, les "tranquilisants" (qui nous confortent et nous apaisent par leur cohérence rassurante) et les "stimulants", qui nous conduisent à penser autrement, y compris autrement qu’eux. Addict appartient à cette seconde catégorie. La pensée elle-même, en termes burroughsien y "métabolise sa propre came", et c’est bien cette jouissance penser transparaissant à chaque page du livre qui le rend, avant tout, stupéfiant

 

A lire dans le New Yorker

- James Wood, Books, "Take a girl like you", The New Yorker, 6 septembre 2010, p.81.