Une biographie bienvenue pour mieux comprendre un homme devenu symbole de l’identité américaine.
S’il ne devait en rester qu’un, ce serait Abraham Lincoln, sauveur de l’Union et « Grand Émancipateur ». Tel était le message de Barack Obama le jour de son investiture à la présidence des États-Unis, inscrit dans la géographie symbolique du pays : son voyage triomphal vers la capitale fédérale empruntait le même parcours que celui d’ « honest Abe » quelques 148 années auparavant ; son premier discours fut énoncé à l’ombre du célèbre Lincoln Memorial de Washington. Point d’orgue de la cérémonie, son serment fut prêté sur la Bible même du grand ancêtre. En janvier 2007 déjà, il avait fait acte de candidature aux primaires démocrates à Springfield (Illinois), ville gardienne de la tombe du seizième président et ville témoin de la double ascension sociale et politique de ces deux hommes. Un candidat démocrate se revendiquant d’un président républicain : faut-il y voir un paradoxe de l’histoire ? Les hommes politiques aux États-Unis ne sont pas les seuls à se sentir inspirés par la geste de Lincoln, devenue à la fois folklore et mythologie. Les historiens l’adorent : les biographies de Lincoln abondent à tel point que le compte en a été perdu depuis longtemps. En 1939, déjà, un ouvrage de Jay Monaghan ne faisant que lister les livres et les pamphlets publiés à son sujet comptait quelques 1079 pages… En dépit de ce foisonnement éditorial, le succès ne se dément pas et certains essais s’imposent comme de véritables best-sellers .
En France, où les études américaines restent marginales dans le paysage historiographique, la dernière biographie d’importance consacrée à Lincoln datait de 1984, traduction d’un ouvrage écrit en 1977 . Il revient à Bernard Vincent, professeur émérite d’histoire et de civilisation américaine de réactualiser nos connaissances à la faveur du bicentenaire de sa naissance (1809) et d’un renouveau chez les Français du désir d’Amérique consécutif à l’élection de Barack Obama.
Si Lincoln a – et continue – de susciter un tel intérêt outre-atlantique, c’est que sa vie se confond tant avec le rêve américain qu’avec son cauchemar. Elle associe dans un seul nom la plupart des mythes fondateurs qui ont construit les États-Unis : les grands espaces de la « frontière », l’idéal du self made man, la recherche de la liberté et la tache de l’esclavage.
Issu d’un milieu fruste, né dans un comté rural du Kentucky – avant-poste de la frontière agricole –, vivotant comme bateleur, négociant ou arpenteur, Abraham Lincoln se hisse en autodidacte – à force d’études solitaires et de lectures – à la profession d’avocat. Personnalité imposante, brillant orateur, admirateur de Henry Clay et du parti whig, il s’intéresse très vite à la politique. Les hiérarchies sociales sont encore très fluides dans le Midwest de l’époque et peu de pesanteurs y entravent l’ascension d’un ambitieux. Il se fait rapidement élire à l’Assemblée de l’Illinois puis pendant deux ans (1847-1849) à la Chambre des représentants à Washington. À la fin de son mandat commence une longue traversée du désert : il retourne à l’anonymat de son cabinet d’avocat à Springfield et échoue par deux fois aux élections sénatoriales.
C’est le débat sur l’esclavage qui le sort de sa retraite, à la fin des années 1850. Les crises ne cessent alors de se succéder, qui éveillent les passions et mettent à mal l’unité du pays. La question qui domine les débats est celle de l’extension de l’esclavage vers l’Ouest, dans les territoires et les nouveaux États qui se forment au fur et à mesure que les grandes plaines se peuplent. Le compromis du Missouri (1820), qui avait autorisé l’esclavage seulement au Sud du trente-sixième parallèle est remis en cause en 1854 au nom de la souveraineté des États. Ces derniers, annonce le sénateur démocrate Stephen Douglas, seraient libres de se déclarer ou non esclavagistes, qu’ils se situent au Nord ou au Sud du fameux parallèle. En 1857, l’arrêt Dred Scott rendu par la Cour Suprême met le feu aux poudres, en déclarant inconstitutionnel le compromis de 1820 et en refusant aux noirs l’accès à la citoyenneté. Au Nord, certains abolitionnistes comme John Brown protestent violemment ; d’autres forment le parti républicain sur les ruines du vieux parti whig avec un seul mot d’ordre : empêcher l’extension de l’esclavage vers l’Ouest. Les Sudistes, qui se sentent menacés par les Yankees dans leur culture et dans leur mode de vie, se raidissent également et refusent tout accommodement.
Grâce à son éloquence, à son sens de la formule (« une maison divisée contre elle-même ne peut rester debout » martèle-t-il en reprenant un verset biblique) et à son opposition frontale envers Stephen Douglas (1858) comme lui originaire de l’Illinois, Lincoln s’impose rapidement comme l’un des ténors de ce nouveau parti républicain. Désigné un peu par hasard à la présidence, il remporte l’élection le 6 novembre 1860 face à des démocrates divisés et devient ainsi le seizième président des États-Unis.
Furieux de voir un républicain à la tête du pays, les États du Sud font sécession les uns après les autres sous la pression populaire et refusent les mains tendues de Washington. La « guerre civile » (il ne peut y avoir de « sécession » aux yeux de Lincoln, l’Union étant indissoluble) commence alors, une guerre longue, indécise et meurtrière, la première des guerres modernes (nombreuses victimes civiles, importance de la technologie, médiatisation par la photographie…). Les objectifs de guerre, d’abord voués à la défense de l’Union, évoluent au fil du conflit et se transforment en une guerre pour la liberté, en un conflit visant à libérer des milliers d’esclaves, après la proclamation d’émancipation (1er janvier 1863) et le discours de Gettysburg, resté à juste titre fameux et toujours récité avec passion dans les écoles américaines : « Puissions-nous ici prendre avec ferveur l’engagement que ces morts ne seront pas morts pour rien, que cette nation, sous la protection de Dieu, connaîtra une renaissance de la liberté et que le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ne disparaîtra pas de la surface de la terre. »
Contesté de toutes parts, Lincoln fait face et sort grandi du conflit, incarnation vivante de la détermination, de la ténacité et du sens du compromis. Par son charisme et par sa finesse politique, il « sauva » bel et bien les États-Unis, comme l’annonce le sous-titre de l’ouvrage, sans avoir le temps d’accompagner son pays dans la Reconstruction. Il meurt assassiné – le premier d’une longue série – le 15 avril 1865 des mains de John Wilkes Booth, acteur shakespearien et confédéré fanatique. La figure tutélaire de ce Père (re)fondateur plane depuis sur la mémoire de la nation américaine.
Dans la lignée de l’historiographie récente, Bernard Vincent insiste sur la thématique de l’esclavage, ainsi que sur la position ambiguë de Lincoln face à la question noire. Il décrypte son discours modéré et les ambiguïtés réelles d’un personnage idéalisé. Anti-esclavagiste, Lincoln n’est pourtant pas un abolitionniste : très respectueux des lois et de la Constitution, il sait que celle-ci protège l’esclavage dans les États où il existe. Il ne cherche nullement à forcer les sudistes sur la voie de l’abolition et se montre même sceptique au sujet de l’assimilation future des noirs libres au sein de la société américaine. Il croit en la supériorité raciale des Blancs et préférerait idéalement voir les nouveaux affranchis rentrer en Afrique (au Libéria) plutôt que de rester sur le territoire américain. C’est que, fidèle aux préjugés de son époque, Lincoln n’était qu’un « homme grand, courageux et inconsistant » selon la célèbre formule de W. E. B. DuBois. Homme politique bien plus que réformateur, il s’oppose en revanche farouchement à l’extension de l’esclavage vers l’Ouest – là où il n’existe pas encore – qui menace le travail libre, la société capitaliste et le credo de la Déclaration d’indépendance. Si ce positionnement au juste milieu de l’échiquier politique d’alors – entre les abolitionnistes intransigeants et les sécessionnistes farouches – est violemment contesté par ses contemporains des deux bords, il a depuis été analysé par les historiens comme la voix de la raison et de la modération, comme la politique du possible dans un environnement incertain.
En complément de sa biographie, Bernard Vincent a traduit en français ses écrits ou ses discours les plus importants prononcés tout au long de sa carrière. Cet appendice fort précieux permet à tous de s’imprégner du style de Lincoln, considéré comme l’un des plus brillants orateurs de son époque. On mesure mieux le pouvoir libérateur de ses discours et la fascination que sa maîtrise du verbe a pu exercer sur sa génération et sur les suivantes. Ce recueil dévoile également un Lincoln plus intime, tourmenté et dépressif, obsédé par la mort et maladroit avec les femmes. Il humanise un personnage qui se confond souvent dans les mémoires avec l’immense statue glacée de son mémorial (par David Chester French) à Washington.
Ces deux ouvrages offrent un panorama d’ensemble sur la vie et l’œuvre d’un personnage qui fait aujourd’hui figure de mythe. Bernard Vincent a écrit une biographie synthétique, un livre d’un abord facile pour le non-spécialiste et à la lecture agréable. S’il ne bouleverse pas l’historiographie sur la question, l’auteur s’inspire des meilleures sources et révèle ses vastes connaissances sur l’histoire américaine du XIXe siècle, grande oubliée de la recherche française. On regrettera en revanche que les relations troublées entre Lincoln et le mouvement abolitionniste n’aient pas été plus développées . La mémoire de Lincoln et de sa présidence dans la société américaine aurait également pu être abordée. Aussitôt après sa mort, on l’a vu, le personnage réel s’est transformé en une figure mythique, partie intégrante du folklore américain. Révéré dans la communauté noire de la Reconstruction, instrumentalisé par les politiques – des républicains radicaux des années 1870 à Barack Obama– et héroïsé par le petit peuple américain, Abraham Lincoln est devenu symbole . Les contradictions de son existence ne comptent plus guère au regard de sa vie rêvée qui, elle aussi, mérite sa biographie