Une anthologie retraçant habilement et courageusement l’essor de ces études, mais la culture ne s’épuise-t-elle pas à définir son propre objet ?

Comme la philosophie selon Maurice Merleau-Ponty, la culture s’épuise à définir son propre objet. S’agit-il de désigner ce à quoi prétend accéder tout homme qui cherche à se dépasser par la fréquentation des œuvres les plus remarquables du génie humain ? Ou bien l’ensemble des manières de vivre, de penser et d’agir d’une société donnée ? Ou encore ce répertoire de comportements ou de références caractéristiques qui donnent un sens à chacun des accomplissements des membres d’un groupe particulier, à la fois une direction et une signification ? Ou enfin cette inculcation subreptice ou insidieuse d’un système de valeurs caractéristiques d’une aire géographique au périmètre bien tracé, d’une civilisation ?


Les mots, disait Wittgenstein, n’ont pas de sens : ils n’ont que des usages. Le mot culture échappe moins que les autres à la règle. Il fallait une certaine audace ou une grande naïveté pour réaliser une anthologie “présentée et commentée” de ce qu’on appelle, depuis une trentaine d’années, les cultural studies. En effet, dans notre pays, elles restent stigmatisées par les chercheurs français : trop éloignées du marxisme pour les uns, qui ne se sont jamais dépris de cette conception selon laquelle l’idéologie n’est que cette hyperstructure capable seulement de faire oublier leur sort aux hommes exploités par le capitalisme ; trop marquées pour les autres par une tradition empirique américaine qui s’attache à l’observation des faits, des comportements, ceux des groupes ou des communautés, de leurs “cultures” particulières, plutôt qu’aux seules détermination économiques des agissements et des pensées des acteurs sociaux.

Le pari, en l’occurrence, était double et doublement risqué : en adoptant la formule anglo-saxonne du text-book, d’un recueil ordonné de textes originaux, il s’agissait, en même temps que de tracer le périmètre d’un domaine dont les chercheurs français ont souvent contesté la légitimité, de faire admettre à ces derniers qu’il constitue un regard nouveau, une approche féconde en sciences sociales. Le pari de nos trois aventuriers, Hervé Glevarec, Eric Macé et Eric Maigret, est largement gagné.


De ce courant d’études, selon eux à la fois “mondialisées et multilocalisées”, ils ont clairement défini l’ambition majeure : “comprendre les dynamiques de créativité et d’hégémonie culturelles en cours dans la prolifération des nouvelles pratiques, des nouveaux supports et des nouvelles représentations qui constituent dorénavant notre environnement culturel”. C’est évidemment la question des médias qui est posée. Mais pour y répondre, l’intérêt des cultural medias est double, comme le soulignent les auteurs dans leur introduction : d’un côté, il s’agit de prendre la culture au sérieux en passant du concept marxiste d’idéologie à celui d’hégémonie, au sens de Gramsci ; d’un autre côté, il convient d’adopter une acception large de la notion de culture, distincte mais non opposée à celle, par trop française, de culture savante, de haute culture, de culture “cultivée” comme on le disait dans les années 1960 et 1970.

On comprend mieux alors que le point de départ de ce “courant d’études” ne soit autre que le livre de Richard Hoggart, La culture du pauvre, une ethnographie des cultures ouvrières en Grande-Bretagne, un livre paru dans les années 1950, traduit seulement en 1970 en France.

Dans la brèche ainsi ouverte, Hoggart fondait, en 1964, à Birmingham, le Centre for Contemporary Cultural Studies. Au début des années 1970, il revint à son successeur Stuart Hall d’opérer “un tournant gramscien” et un “tournant idéologique”, en se détournant d’un marxisme orthodoxe et déterministe au profit d’une “vision conflictualiste” de la communication et du pouvoir.
Le mérite de cette anthologie est également de marquer, en l’illustrant par une présentation schématique de l’essor de ces études, le passage de relais entre Birmingham et l’université américaine de l’Illinois. C’est aux États-Unis que, fidèle aux pères fondateurs de Columbia et de Stanford, une myriade d’études a fleuri autour de trois axes principaux : la perception ou la réception des médias ; les subcultures, celles des femmes ou des homosexuels par exemple ; et enfin, les études portant sur les “communautés”, les minorités ethniques ou les religions notamment. L’essentiel, semble-t-il, est ailleurs : il réside dans  cette approche, insuffisamment explorée, selon laquelle certaines “subcultures”, qui ne sont pas des “sous-cultures”, comme le jazz, le rock ou le rap, qui émanent des groupes plus ou moins homogènes, interagissent immanquablement avec ce que Maigret et Macé appellent des “médiacultures”, infiniment plus larges, et qu’il ne faut pas confondre avec de “vulgaires et violentes cultures de masse”.

Au départ, notent très justement les auteurs de cette anthologie, ces cultures se déploient à la marge, comme venues “d’en bas“, mais elles ne sont en aucun cas des cultures pauvres, “de l’infra ou des sous-cultures”. Les limites de l’exercice auquel se sont livrés nos auteurs étaient ainsi inscrites dans leur ambition de faire le tour des seules cultural studies, à l’encontre de leur volonté affichée de dépasser les clivages institutionnels des disciplines. Ils n’ont donc pas dénoncé suffisamment haut et fort ces clichés qui brouillent notre perception du nouveau monde et qui influent, qu'on le veuille ou non, sur les recherches consacrées aux médias, faisant passer pour théories des idéologies drapées, plus ou moins habilement, dans les oripeaux de la science. On est ainsi passés, en quelques années, des théories sur l'impérialisme culturel, accusant les États-Unis de vouloir dominer le monde grâce au soft power de leurs industries du divertissement, à une vision idyllique du métissage ou de la créolisation des cultures, version revue et corrigée du village planétaire dont Macluhan saluait l'avènement, un demi-siècle plus tôt.

Les idéologues voient partout les signes de leur foi : les conclusions de leurs travaux viennent toujours confirmer les prémisses de leurs raisonnements. Dès les premières années du XXIe siècle, certains n'ont pas manqué de réveiller des peurs ancestrales, le cauchemar de Babel, la monoculture américaine, alors que d'autres nourrissaient les rêves les plus fous, la transfiguration de la démocratie par le Web 2.0, ou la paix perpétuelle d'Emmanuel Kant. Le monde, il est vrai, est devenu un village, ou plutôt une ville, au moins technologiquement, et économiquement. Mais il reste une machine à fabriquer des différences, culturellement et politiquement. En multipliant les échanges, l'économie et la technique ont mis en concurrence les différentes cultures qui composent ou traversent chacune des sociétés contemporaines. Chemin faisant, elles ont tout à la fois exacerbé leurs différences et creusé plus ou moins profondément les fossés qui les séparent. Elles ont du même coup bouleversé les fondements des identités individuelles ou collectives : nos contemporains n'ont pas perdu leurs repères, ils sont perdus parce qu'ils en ont trop.