Un récit passionné et passionnant des guerres gréco-perses du Ve s. av. J.C à la lumière des sources anciennes.

Il faut saluer la publication française de ce beau livre de Peter Green dont la première édition, sous le titre The Year of Salamis, remonte à 1970. En 1996, l’auteur avait fait précéder d’une importante préface la réédition de cet ouvrage, The Greco-Persian Wars – et c’est cet ensemble qui est traduit ici par Denis-Armand Canal pour les éditions Tallandier. Disons tout de suite que cette traduction est curieusement inégale. Il faut s’armer de patience dans la préface et endurer de barbares fautes de grammaire dans le premier chapitre avant de trouver, heureusement, une prose équilibrée, riche, évocatrice, qui rend pleinement justice au talent de journaliste et de romancier de Peter Green. On peut tout à fait comprendre que la plume du traducteur se soit peu à peu déliée tout au long de ces 400 pages au contact du style de Peter Green ; mais on ne peut s’empêcher de regretter un manque d’harmonisation de l’ensemble.

De l’utilité des préfaces


La préface de l’édition de 1996 est importante pour ne pas se méprendre sur les intentions de l’auteur. Peter Green y répond très librement et non sans humour aux critiques adressées à la première édition de son livre et s’explique sur certains partis-pris – cette première édition avait suscité plus d’une dizaine de compte-rendus et recensions dans des revues spécialisées, c’est dire que l’ouvrage ne laisse pas indifférent. On apprend donc dans cette préface qu’on ne doit pas s’attendre à un livre d’érudit destiné à des spécialistes ; qu’au contraire, il nous faut nous glisser dans la peau du « lecteur moyen », public cible de l’éditeur commanditaire de l’ouvrage. On y entrevoit aussi l’ambition thucydidéenne de cette grande fresque des guerres médiques : si Thucydide cherchait à comprendre les causes de la guerre du Péloponnèse, Peter Green essaie de démêler celles des guerres médiques, d’expliquer les raisons de l’attaque lancée par l’empire achéménide contre les cités grecques en 490 av. J.C. – ainsi, bien sûr, que celles de sa défaite finale, contre toute logique, en 479 av. J.C. Mais le personnage tutélaire de l’ouvrage est le « père de l’Histoire », Hérodote, pour lequel Peter Green professe une grande admiration. Ni cuistrerie d’érudit, ni manuel d’histoire militaire, le livre que l’on s’apprête à lire s’avoue d’emblée comme une vivante discussion avec ce lointain prédécesseur, dont Peter Green connaît le texte à merveille, même s’il n’en partage pas toutes les conclusions – cette familiarité va jusqu’à lui faire parfois oublier que son lecteur n’est pas aussi fin connaisseur d’Hérodote et qu’il a la faiblesse d’avoir besoin de notes de bas de pages pour comprendre toutes les allusions aux Histoires.

Le roman des guerres médiques


C’est donc muni de ces avertissements en guise de viatique et sous la protection des mânes de l’historien d’Halicarnasse que le lecteur s’engage dans les sept chapitres du livre. Ils retracent, dans l’ordre chronologique, les préparatifs et le déroulement des guerres médiques, depuis la politique impérialiste de Darius à la fin du VIème siècle, jusqu’aux lendemains de la bataille du cap Mycale en 479 av. J.C. Jamais ces 400 pages ne lui sembleront longues. Car, comme Hérodote, Peter Green possède un talent certain de conteur.

Dans la mise en scène d’abord. Il alterne habilement les points de vue, passant d’un camp à l’autre, des préparatifs perses aux querelles entre Grecs, des avant-postes grecs aux éclaireurs perses. Le récit de la bataille dans la plaine de Platées en 479 est exemplaire. Curieuse bataille qui fut gagnée « au moral » : le général spartiate, Pausanias, sut maîtriser ses nerfs et ceux de ses hommes face à l’impatience et aux rodomontades du cousin de Xerxès, Mardonios. Le récit de Peter Green tient le lecteur en haleine, tout au long de ces onze journées d’attente, où chacun des deux camps s’observe de part et d’autre du fleuve Asopos, cherchant le moyen d’attirer l’autre en terrain défavorable avant le moment où il sera contraint à attaquer lui-même, faute de ravitaillement. Leçon de stratégie et leçon d’histoire. Toujours, le récit s’interrompt au moment le plus incertain : le suspense est ménagé et le lecteur comprend ainsi l’intensité dramatique d’un moment décisif où l’histoire peut basculer dans un sens ou dans l’autre – le récit de la guerre se transforme en véritable roman.

Et ce roman historique, comme il se doit, a ses personnages. Peter Green excelle dans l’art de croquer les portraits, tel celui de Thémistocle, véritable « star » de cette galerie de portraits. Traits robustes, voire rustiques et un peu rudes, tempérament de chef et caractère de cochon, éloquence torrentueuse, aucun scrupule pour imposer ses vues et faire plier ses adversaires : tout le désignait comme l’opposant politique du fin et poli Aristide qui domina la vie athénienne après les guerres médiques. Une affection particulière semble attacher l’auteur au vainqueur de Salamine, qu’il compare à un autre grand homme d’une autre grande guerre : Winston Churchill. Peter Green est friand de ces comparaisons entre le monde antique et les mondes modernes et contemporains – il s’en explique dans la préface. Ce procédé rend assurément le récit plus vivant et plus coloré. Mais on regrette qu’il devienne systématique et répétitif – la comparaison entre les Perses et les Nazis et l’évocation de la chasse aux « collaborateurs » finissent par lasser.

De l’histoire au mythe

Le sujet des Guerres médiques offrait bien sûr un matériau idéal pour donner libre cours à une telle dramatisation de l’histoire. Bien des épisodes de ce long et sanglant conflit entre l’empire perse et les cités grecques ont donné lieu, dès l’Antiquité, à des développements largement romancés et acquirent très tôt un statut de légende ou de mythe. Mais Peter Green essaie toujours de démêler le vrai du faux, le fait historique de la construction légendaire. Sans se laisser intimider par son sujet ou ses prédécesseurs, Peter Green s’engage courageusement et prend parti. Prendre parti, c’est toujours prendre un risque, et Peter Green l’assume : le souffle du conteur l’emporte ici sur les scrupules de l’historien.

C’est un principe qui peut avoir des inconvénients. On regrette notamment de ne pas disposer systématiquement de toutes les références essentielles aux sources. Il faut être reconnaissant au traducteur d’avoir ajouté quelques indications précieuses en notes de bas de page – bien plus utilisables que les notes de l’auteur, malheureusement reléguées en fin de volume sans doute pour éviter à l’ouvrage une prétention par trop « érudite »,. Mais la plupart du temps, l’auteur donne à son lecteur les clés du problème pour qu’il puisse se faire un avis – ou décider de suspendre son jugement. Ainsi par exemple du fameux « décret de Trézène », inscription du IIIe siècle av. J.C. qui se présente comme le décret donnant ordre d’évacuer Athènes et de mobiliser les navires en prévision de la bataille de Salamine. Cette stratégie est la grande victoire de Thémistocle sur ses adversaires politiques et elle est à l’origine de la victoire des Grecs sur les Perses. Peter Green présente les différents arguments qui le conduisent à penser que ce texte, postérieur de deux siècles à la décision des Athéniens en 480, n’est pas un faux tardif, mais la réécriture du décret original voté par les Athéniens après le discours de Thémistocle devant l’ecclésia et transmis de génération en génération, en souvenir de ce moment fondateur. Et la discussion est précise mais non pédante, honnête et convaincante. Quand il le faut, le conteur sait révéler ce qu’il doit à l’historien.


L’histoire des guerres médiques est par excellence le lieu de la construction des légendes. Pour Peter Green, retracer l’histoire des guerres médiques, c’est précisément essayer de comprendre la genèse des grands mythes qui ont fait l’histoire. L’enquête est toute hérodotéenne cette fois, et le maître lui-même n’échappe pas à un examen impitoyable : le mythe de Marathon, épisode qui, sur le plan militaire, ne résout rien ; le mythe des Thermopyles et du sacrifice héroïque « volontaire » de Léonidas ; la « grande » victoire hoplitique sur l’îlot de Psyttalie, dans la baie de Salamine, indispensable pour contrebalancer, par un fait d’arme qui contribue au prestige des plus riches, la gloire toute récente des matelots athéniens, les thètes, des citoyens pauvres et déconsidérés – la cohésion sociale était sauve.

Le temps long de l’histoire


On le voit, cette recherche sur les origines des guerres médiques est profondément ancrée dans un mouvement qui dépasse largement l’histoire internationale de ces années 490-480 av. J.C. C’est que ce conflit, qui marque précisément pour les historiens le début de la période dite « classique », est la fin d’un monde autant que le début d’une nouvelle ère. L’analyse de Peter Green permet d’en envisager toutes les articulations. Le conflit gréco-perse s’insère d’abord dans l’histoire propre à chaque cité. Peter Green ne laisse de côté aucun facteur qui puisse expliquer la réaction des Athéniens et leur contribution à la victoire finale des Grecs : les facteurs économiques (nécessité de protéger les voies d’approvisionnement en blé, exploitation des mines argentifère du Laurion) les facteurs politiques et sociaux (consolidation de la toute jeune démocratie clisthénienne, recul de l’influence des hoplites propriétaires terriens). L’analyse des causes permet d’entrevoir l’ampleur des conséquences à long terme. On a là presque tous les ingrédients que l’on retrouvera au cours du Ve siècle dans les structures profondes de l’impérialisme athénien. Les guerres médiques interviennent aussi à un moment décisif dans l’histoire des relations entre les cités grecques. Les pages de Peter Green sur la genèse du sentiment panhellénique et les résistances rencontrées sont éclairantes. Là encore, elles ouvrent sur des siècles de construction de l’unité grecque. Au-delà, l’atmosphère du congrès de Corinthe, où les Grecs devaient s’entendre sur une politique et une stratégie commune pour faire face à l’invasion perse, permet une analyse de psychologie humaine fort instructive pour quiconque réfléchit aujourd’hui aux difficultés à dépasser les intérêts nationaux dans l’intérêt commun.

Surtout, les guerres médiques apparaissent dans l’analyse de Peter Green comme un conflit idéologique à la portée historique fondamentale. Deux mondes s’opposent, deux conceptions du pouvoir, de la richesse, de la liberté. Tout ce que représentent les Perses est, pour Green, étranger à la civilisation européenne occidentale à laquelle les Grecs donnent naissance dans ces années cruciales. Le reflux perse après les batailles de Platées et Mycale en 479 av. J.C. marque les limites de l’extension de l’Asie vers l’Europe. Au-delà de l’histoire des guerres médiques, c’est à nos propres origines que nous renvoie finalement l’auteur, aux origines de l’Europe et de la civilisation occidentale. On lui pardonnera aisément des raccourcis parfois un peu trop réducteurs : ce livre a été écrit en Grèce, au début de la dictature des colonels, dans un contexte où une réflexion sur le pouvoir autoritaire ne pouvait être anodine. C’est, d’après lui, son livre le plus sentimentalement lié à son long séjour en Grèce. Peter Green connaît toutes les pierres de la plaine de Marathon, tous les mauvais tours que le meltem joue aux marins dans le détroit de l’Euripe, tous les dangers de la navigation dans les Cyclades au printemps. Il a su saisir, pour nous la faire partager, un peu de cette âme grecque éternelle sans laquelle nous ne serions pas tout à fait ce que nous sommes