nonfiction.fr : Michèle Lamont, vous êtes professeur de sociologie à Harvard et venez de publier How Professors Think. Inside the Curious World of Academic Judgment (Harvard University Press, 2009). Comment s'établit l'évaluation de la recherche dans le modèle américain ?

Michèle Lamont : J'ai étudié l'évaluation de demandes de subventions octroyées aux étudiants et aux professeurs qui font de la recherche. Il y a plusieurs étapes. L'organisme qui distribue les subventions emploie des agents de programme dont la mission consiste tout d’abord à identifier les évaluateurs appropriés : ils s’en acquittent notamment par une ample consultation des membres du conseil de l'organisme, d'anciens évaluateurs, et de réseaux d'experts reconnus dans le domaine. Les évaluateurs sont finalement choisis parce qu'ils ont eux-mêmes un parcours universitaire de haut niveau (en termes de qualité et quantité de leurs publications) et parce qu'ils ont une bonne réputation, ayant démontré par le passé un sens de l’équité. De plus, ils savent comment se comporter pendant les délibérations. Par exemple, ils savent écouter, et ils respectent les règles informelles d'évaluation que je décris dans mon livre : le pluralisme méthodologique, la souveraineté de chaque discipline, la nécessité de s’abstenir lorsqu’ils ont un lien professionnel ou personnel avec le candidat, etc. Ce système est possible parce qu'il s'inscrit dans une longue tradition, fortement institutionnalisée : les universitaires savent ce que l'on attend d'eux dans une situation d'évaluation, et comment ils doivent se comporter s'ils ne veulent pas être discrédités. Bien sûr, comme je le souligne également, ce système est loin d'être parfait : il y a des échanges de faveurs et les évaluateurs ont tendance à favoriser les travaux qui ressemblent à leurs propres recherches. Cependant, les évaluateurs que j'ai étudiés croient que le système "marche". Ils croient aussi qu'il n'y a pas de meilleure alternative. La majorité d’entre eux sont très critiques a l'égard des indicateurs bibliométriques, qui sont vus comme inadéquats pour de multiples raisons.


nonfiction.fr :
En quoi cela tranche-t-il avec le système français actuel ?

Michèle Lamont : Le système français est en transition. Il y a une crise profonde, en partie parce que par le passé, les commissions d'évaluation étaient souvent composées d’un ou plusieurs groupes "affinitaires" dont la légitimité scientifique pouvait être faible, incluant des universitaires proches du politique ou des syndicats, mais qui n'avaient pas toujours un dossier de publications de premier ordre, alors que les chercheurs de pointe pouvaient refuser d’y siéger. Par ailleurs, en France, l'accès à un poste requiert souvent un lobbying préalable qui est humiliant pour le candidat, et qui reproduit des relations de patronage qui sont malsaines et qui vont a l'encontre du développement d'une culture de l'évaluation à même de renforcer la légitimité des universitaires.

 

Il me semble que le principal problème est que cet univers reste hyper-politisé, en partie à cause de la pénurie durable de ressources. Les universitaires ne considèrent pas toujours comme évident qu'un expert de haut niveau doive pouvoir évaluer un profil ou un projet en faisant abstraction de ses intérêts personnels. Je ne dis pas que c’est toujours le cas aux États-Unis, loin de là, mais on y constate qu'un expert qui ne fait pas d'effort pour séparer de manière explicite ses intérêts personnels de ses critères d'évaluation voit son statut professionnel décroître, et n'est pas réinvité à siéger dans les comités d'évaluation. Le localisme est associé à la médiocrité dans ce vaste système universitaire national où la performance selon des critères universalistes est vue comme une marque de véritable excellence.

Aujourd’hui, il semble que la politique gouvernementale française veuille remplacer le système actuel par une approche managériale, susceptible de renforcer le localisme, et davantage "automatisée" (notamment par l’utilisation systématique d’indicateurs quantitatifs). Les réformes proposées ne semblent pas mettre l'expertise des chercheurs au centre du dispositif d'évaluation. Le système américain marche en partie parce que les évaluateurs sont reconnus en tant qu'experts ayant passé une bonne partie de leur vie à développer une connaissance approfondie de leur domaine de recherche, ce qui leur permet de déterminer quelle sont les nouvelles questions qui valent la peine d'être explorées. Dans le contexte français, cette prérogative de l'expert est aujourd’hui mise en question. Il semble y avoir une crise profonde de l'expertise de recherche, ce qui est assez surprenant dans un pays ou la vie intellectuelle est si centrale pour l'identité nationale.


nonfiction.fr : Une réforme du statut des enseignants-chercheurs est donc nécessaire ? Quels sont, selon vous, les grands principes à suivre ?

Michèle Lamont : Établir un collège d'évaluateurs, comme celui l'ESRC britannique, serait une approche intéressante. Avant d'être recrutés comme membres du collège, les entrants reçoivent une formation à l’évaluation. Ils siègent ensuite pour quelques années et contribuent également à former ceux qui leur succéderont. Ils sont aussi reconnus formellement pour ce service à la profession, ce qui accroit leur prestige et constitue par la suite un atout pour leur carrière. En Allemagne, les experts en charge d'évaluer les propositions de recherche au plus haut niveau sont élus, essentiellement sur leur réputation académique d’excellence, ce qui contribue à garantir que les universitaires qui ont de bonnes réputations, sur le plan personnel et en tant que chercheurs, vont se retrouver dans la commission.

Ces deux approches, qui relèvent d’un effort pour améliorer dans la pratique (c’est-à-dire de rendre plus conforme à leur idéal) les instances et les modalités de l’évaluation par les pairs, me semblent bien préférables au recours à une approche managériale et/ou essentiellement quantitative. Le système d’évaluation par les pairs du Conseil canadien des sciences humaines et sociales, que j’ai récemment évalué, est aussi exemplaire par rapport aux standards internationaux concernant les pratiques d’évaluation (voir Promoting Excellence in ResearchAn International Blue Ribbon Panel Assessment of Peer Review Practices at the Social Sciences and Humanities Research Council of Canada).


nonfiction.fr :
La notion de "bon" chercheur pose de nombreuses questions. Que penser de cette appellation, qu'est ce qu'un bon chercheur selon vous ?

Michèle Lamont : La définition varie selon les domaines de recherche. Par exemple, les sciences humaines ne présentent pas les mêmes exigences que la sociologie. Dans mon domaine, un bon chercheur est quelqu'un qui identifie de nouvelles questions théoriques reconnues ensuite comme importantes. Il doit être capable de traiter ces questions à travers des données empiriques de type qualitatif ou quantitatif. Il doit pouvoir articuler étroitement la théorie et l'analyse empirique, afin que ses travaux puissent être soumis avec succès à l'examen de ses collègues experts de la même discipline. Un bon chercheur est aussi capable de maintenir une productivité raisonnable au cours de plusieurs années, tout en développant un corpus intellectuel ayant une certaine cohérence et qui soit en dialogue avec ses contemporains. En Amérique du Nord, une réputation de bon chercheur est consolidée par le système d'embauches, au sein duquel les départements et les universités sont hiérarchisés : ceux qui obtiennent un poste de titulaire dans les meilleurs départements sont reconnus comme ayant un plus haut statut, et ce statut s'élève si d'autres départements cherchent à l’attirer. L'offre et la demande ainsi que la circulation des enseignants-chercheurs entre les établissements, qui influencent aussi le salaire, jouent donc un rôle important et réduisent l’influence du localisme dans les recrutements.  La logique de marché qui prévaut a beaucoup de défauts, mais elle produit des effets de légitimation certains. Bien sûr, How Professors Think présente une analyse plus nuancée des pour et des contres du système. Dans le système français, où la grande majorité des enseignants sont des fonctionnaires, une telle logique ne peut jouer, ou de manière beaucoup plus limitée. Néanmoins, il faudrait pouvoir éliminer les aspects du système qui portent le plus atteinte à la justice procédurale et à l’universalisme de l'évaluation-sélection, comme le lobbying interpersonnel auquel doivent encore trop souvent se soumettre les candidats à des postes d'enseignants-chercheurs