Une étude stimulante des influences réciproques entre monothéismes juifs et chrétiens à partir d’un symbole, le sang, entre religion et politique.

Bayard publie une étude de David Biale, professeur d’histoire du judaïsme à l’université Davis (Californie), parue l’an dernier aux USA sur un thème, le sang, qui est devenu central dans l’historiographie et l’anthropologie religieuse ces derniers temps   . En décidant de mettre en évidence la fluidité des symboles qui lui sont associés dans la judaïsme et le christianisme, l’auteur propose une histoire stimulante et risquée, qui permet d’éclairer les relations entre les deux religions monothéistes, à partir d’un regard qui embrasse une histoire très large, de l’antiquité à nos jours, de l’Afrique à l’Europe de l’Est, de l’exégèse au cinéma, sans que l’écriture ne soit jamais dispersée, parce que l’auteur s’en tient au fil directeur de son interrogation initiale sur les meurtres rituels dont les juifs sont accusés sans fondement au Moyen-Âge. Ce sont les controverses et les ramifications nées de ces accusations qui invitent à revenir sur la question du sacrifice biblique en amont, et à pousser l’analyse jusqu’à l’antisémitisme contemporain, en aval. Ce travail ne cherche pas à faire l’histoire de ces accusations et il choisit des moments significatifs de l’histoire plus qu’il n’essaie de restituer cette circulation symbolique dans une hypothétique linéarité. L’auteur analyse à partir de ce fil directeur les symboles associés au sang, sans jamais le réduire à un langage univoque et figé, transhistorique, mais en mettant au contraire en évidence à quel point il est réversible, polysémique, modulable, en fonction d’enjeux de pouvoir. D’un bout à l’autre du livre, un même lexique prend un sens différent suivant les controverses pour lesquelles il est mobilisé, sans que le symbole ne soit détaché de la substance corporelle, toujours réinvestie par des discours qui mêlent considérations politiques, religieuses, physiologiques et métaphysiques. Si le sang représente toujours plus que lui-même, ce débordement de sens n’est jamais acquis.


Christianisme et judaïsme sont ici considérés tous les deux comme des “seconds testaments, deux formations religieuse issues du même milieu culturel et religieux et qui font leur apparition à la fin de l’Antiquité”, qui sur la question du sang empruntent des chemins différents sans jamais cesser de dialoguer, d’où l’idée de se pencher d’abord sur les débats exégétiques auxquels sont consacrés les deux premiers chapitres (“Impureté et pouvoir, le sang dans la bible hébraïque”, “Le sang et l’alliance, le support d’un verset biblique”), qui détaillent les controverses autour de la place du sang dans le sacrifice et dans l’alliance entre Dieu et son peuple. Dans un domaine déjà emprunté par la recherche exégétique, anthropologique ou historique, David Biale parvient à renouveler le questionnement traditionnel en proposant d’étudier les évolutions de chaque religion en les ramenant sans cesse aux religions du sacrifice qui dominent alors le bassin méditerranéen, et face auxquelles les deux monothéismes choisissent de se recomposer différemment, l’une rejetant la consommation de sang, l’autre non.

Le chapitre suivant (“Le sang de Dieu les débats entre juifs et chrétiens à propos du corps”) fait un bond jusqu’au Moyen-Âge. Ouvert par la passion immodérée de Catherine de Sienne pour le sang du Christ, vécue comme un critère de différenciation entre chrétiens et juifs, il part de l’influence réciproque des réflexions chrétiennes et juives sur le corps de Dieu pour aboutir aux polémiques sur la menstruation et la circoncision et aux libelles de sang, interprétés dans comme le “produit dérivé et négatif de l’accroissement de la dévotion eucharistique populaire”.

Enfin les deux derniers chapitres (“Le pouvoir dans le sang, Moyen-Âge et modernité dans l’antisémitisme nazi” et “Du libelle de sang à la communauté de sang : autodéfense et auto affirmation de la communauté juive moderne”) reviennent sur l’époque contemporaine. On y retrouve, transformées, certaines des figures détaillées dans les chapitres précédents. La tradition des libelles de sang, encore très vivante dans l’Empire austro-hongrois à la fin du XIXe siècle, repris à la même époque par le Vatican, alors que l’Église médiévale était plutôt critique, est retravaillé par le nazisme, notamment à partir d’un numéro spécial du Stürmer, publié en 1934 par Streicher. Le thème est repris selon d’autres logiques, celle de la peur de l‘intégration juive, plus que celle de la peur médiévale d’un groupe mis à part par des rituels étranges, comme le montre la lecture du roman Die Sünde wider das Blut d’Arthur Dinter (1918). L’attention à la question du sang est l’occasion de réinterpréter tous les clichés de l’antisémitisme moderne, à commencer par le rapport à l’argent. Le dernier chapitre revient sur la reconfiguration paradoxale d’une partie de la communauté juive autour de la communauté de sang, un thème qu’on trouvait déjà dans le premier chapitre, en réaction à la réactivation de ces vieux schémas antisémites. David Biale passe de l’analyse de la littérature d’autodéfense de la communauté (l’histoire juive des libelles de sang notamment) à la refondation de la communauté juive, chez certains auteurs comme Rosenzweig, à partir de la notion d’ “engendrement” et de “communauté de sang”, dès 1921.


Cette “histoire culturelle d’une substance corporelle”, large dans ses vues, mais extrêmement dense, est une invitation à poursuivre les analyses à partir d’autres sources, en étoffant ou en raffinant l’analyse de certaines pratiques ou controverses dans leurs liens avec d’autres débats, tant l’ouvrage de David Biale touche à des branches dispersées de l’historiographie, de l’histoire du genre à l’histoire du nationalisme, de l’histoire du corps à celle de la théologie.