Un livre qui renouvelle l'approche de la question de la carte scolaire.

L’enquête de Zoia et Visier sur la distribution des élèves à l’entrée des collèges de l’agglomération de Montpellier renouvelle la perception de la question de la carte scolaire, un sujet qu’on pouvait croire épuisé tant étaient nombreuses les études sociologiques et les articles de journaux qui en disaient la même chose. D’abord, l’ouvrage indique justement qu’après la création du collège unique et son ouverture au plus grand nombre, la production de la mixité sociale apparaît comme la nouvelle frontière de l’égalité des chances, et que l’atteinte de cet objectif là dépend des comportements de tous et non pas seulement des décisions du système éducatif – ce qui oblige à tenir compte, pour la construction des politiques publiques, des motivations réelles des familles.  Puis, il donne un état des recherches sur les effets de la mixité sur la progression académique des élèves, qui apparaissent ténus (Duru-Bellat, Danner, Le Bastard et Piquée, 2004), alors même que d’autres recherches montrent une différence assez nette de qualité de  l’enseignement entre collèges favorisés et défavorisés (Meuret, 1995, Grisay, 1997).

Les auteurs auraient pu, peut être, souligner davantage dans ce chapitre la contradiction entre le grand nombre d’études sur la mixité et le petit nombre d’études sur ses effets et surtout l’absence d’études sur les effets à long terme du fait d’avoir suivi sa scolarité dans un environnement plus ou moins mixte. Nous supposons, en effet, mais nous ne savons pas si les élèves qui ont fait leur scolarité dans un milieu hétérogène sont plus tolérants, plus ouverts, font des mariages moins souvent endogames, ont un cercle d’amis plus bigarré que ceux qui ont fait leur scolarité dans un milieu homogène. De telles recherches sont nécessaires si l’on veut vraiment mettre en place des politiques en faveur de la mixité.

Dans un deuxième chapitre, les auteurs décrivent la distribution des élèves dans les différents collèges, publics et privés, de l’agglomération de Montpellier. Ils montrent un autre paysage que celui que donne à voir la vulgate sociologique. À l’opposition "établissements bourgeois de centre ville /collèges de banlieue" fait place la coexistence de collèges publics relativement mixtes de centre ville, de collèges très populaires des zones urbaines ou périurbaines défavorisées, de collèges favorisés des banlieues résidentielles et d’un collège privé de centre ville qui est un ghetto de riches. Dans le troisième chapitre, ils rendent compte de leurs entretiens avec les responsables administratifs, les chefs d’établissements et les parents d’élèves. Ce sont, en effet, les principaux acteurs du choix du collège, ce qui n’empêche pas de regretter l’absence d’interrogation des élèves eux-mêmes, éternels oubliés des études sur le choix de l’école.



Quoiqu’il en soit, Visier et Zoia dressent ici un portrait nouveau des acteurs de ce jeu. Des parents qui recherchent, au pire, l’entre-soi, et, au mieux, leur intérêt privé au détriment de l’intérêt commun, font place à des parents qui se débattent de façon très consciente entre la norme sociale du  bon parent et celle du bon républicain et qui, plutôt que fuir la mixité, la recherchent et fuient plutôt des situations où leur enfant serait minoritaire. Des responsables d’établissements désolés de devoir en rabattre sur leurs principes républicains sous la pression du "marché" font place à des chefs d’établissements qui comprennent fort bien qu’on veuille éviter leur établissement.

Ces retouches importantes au récit traditionnel sont bienvenues, entre autres parce qu’elles permettent de comprendre un fait, savoir que la ségrégation sociale des écoles n’augmente pas forcément sous l’effet de la possibilité de les choisir. Alors que des chercheurs avaient annoncé, à partir d’interviews dans un quartier de Londres, un accroissement exponentiel de la ségrégation en Angleterre sous l’influence du choix de l’école (Gewirz et al., 1995), d’autres ont mesuré quelques années plus tard que celle-ci n’avait pas augmenté après la mise en place du choix en 1988 (Gorard, 2000).

Le discours traditionnel sur le choix de l’école, celui que bousculent Zoia et Visier, et qui était un présupposé de l’analyse de Gewirz et Ball, suppose que, dès que le choix leur sera offert, tous les parents essaieront de mettre leur enfant dans un collège "mieux fréquenté", ce qui créera un accroissement rapide de la ségrégation, puisque le choix de l’école augmente le danger duquel il est censé protéger les élèves - l’inégalité de la qualité des établissements scolaires -,  ceci au particulier détriment de ceux que la faiblesse de leurs ressources culturelles préviendra de participer au jeu. Ce récit repose sur une représentation des systèmes scolaires qu’on peut résumer en deux éléments liés: (a) les parents recherchent l’école qui va procurer à leur enfant le meilleur rang dans le classement de sortie du système scolaire, ceci entre autres parce que l’école ne transmet pas de compétences particulières, comme le prétend la théorie du "capital humain",  mais se contente de filtrer les élèves qui ont les plus grandes capacités (c’est la célèbre "théorie du filtre") (b) La capacité d’une école à procurer ce "meilleur rang" ne dépend pas de ce que font ses enseignants, mais seulement des effets de pair, donc de sa composition sociale (est elle fréquentée par des enfants de catégories sociales élevées ?) ou académique (est- elle fréquentée par des bons élèves ?) (Thrupp, 1999). Selon ces hypothèses, tout le monde a intérêt à recherche l’école qui a le meilleur  schoolmix  possible, et seulement elle, ce qui conduit immanquablement à un cercle vicieux qui produit un système de plus en plus clivé.



Le récit que proposent Visier et Zoia à partir de leurs entretiens, fort différent de celui-ci, témoigne d’un comportement des parents cohérent avec ce que nous apprennent les recherches sur la stabilité dans le temps de l’efficacité des établissements scolaires. Les différences d’efficacité académique entre les établissements sont assez faibles (Grisay, 1997) et surtout l’efficacité d’un même établissement change assez souvent d’une cohorte à l’autre, sauf pour quelques pourcent d’établissements situés aux deux extrémités, qui sont, de façon stable, soit efficaces, soit inefficaces (Thomas, 1997). Or, les parents que nous décrivent, à travers les citations extraites des entretiens, Visier et Zoia, sont, surtout, des parents qui veulent éviter les seconds et, plus en filigrane, des parents qui veulent accéder aux premiers (ici, le collège privé). Ce sont aussi des parents qui craignent moins les différences de qualité d’enseignement que les différences dans l’influence des pairs. Autrement dit, ils nous aident à comprendre que l’envie d’avoir mieux que son collège de secteur n’est pas une envie générale, et ne requiert donc pas forcément la mise en place de politiques générales.

Visier et Zoia, sans conclure en faveur du choix de l’école, montrent très bien pourquoi une carte scolaire idéalisée ne peut plus être le point de vue d’où l’on critique le système actuel. C’est une démonstration fort heureuse, comme l’indique François Dubet dans une belle préface. Les auteurs n’ont pas de recette miracle pour résoudre la question de la ségrégation, mais ils permettent de faire qu’on peut commencer à penser ce problème au-delà de ce qui avait finir par devenir des œillères. Pour suivre cette direction, je voudrais exprimer deux regrets. L’un est que les auteurs n’aient pas commenté davantage qu’une partie de la population, celle qui se retrouve dans le collège privé de luxe, donne, elle, raison aux dénonciations de la recherche de l’entre-soi et que leur réhabilitation porte sur les "contourneurs d’en bas" seulement.  L’autre, c’est de n’être pas allé plus loin dans la proposition de politiques alternatives au mode de choix de l’école qui s’implante actuellement dans ce pays.

À partir du  portrait tracé par nos deux auteurs, celui de parents soucieux de mixité mais soucieux d’éviter que leur enfant se retrouve dans un milieu où il serait un mouton noir, on peut faire une proposition simple qui serait de donner la priorité, pour l’accès à des établissements demandés, aux élèves dont l’admission augmenterait la mixité sociale de l’établissement. Un autre système possible se rapprocherait de celui qui est généralisé  aux Etats-Unis depuis 2002 : les parents qui habitent dans les zones de recrutement d’écoles inefficaces, inéquitables ou violentes – si l’on suit Visier et Zoia, le bien être du jeune et l’influence de l’école sur son développement seraient des critères encore plus pertinents- ont droit de ce fait à inscrire leurs enfants dans une autre scolaire du district. Cela, répondrait à ce qu’il y a, en effet, de parfaitement légitime dans ces comportements réhabilités dans cet ouvrage et méprisés d’ordinaire sous l’insulte de "consuméristes", comme si le choix de l’école faisait aussitôt de cette dernière une marchandise (sauf, étonnamment, le choix de l’école catholique, choix sans aucun doute sanctifié par les valeurs dont elle se prévaut).