Une thèse solide sur la Bretagne des XIVe-XVe siècles, présentant un point de vue équilibré sur la thématique en vogue des étrangers.
En permettant au public d’accéder à sa thèse de doctorat sur les étrangers en Bretagne , Laurence Moal vient combler les lacunes d’une historiographie française principalement orientée vers les études juridiques et littéraires, ou se limitant à un groupe particulier . Elle détruit toute idée d’une « race celtique » ou d’une « âme bretonne » imperméable aux influences extérieures, jugement pourtant cher à Ernest Renan , et montre au contraire que la principauté bretonne des Monfort (1364-1514) est ouverte, voire recherche la présence des étrangers. Pour parvenir à ce résultat, elle a dû recourir aux sources les plus diverses, des chroniques bretonnes aux actes de l’administration ducale ou municipale (à Rennes et à Nantes), en passant par les comptes des miseurs et les archives judiciaires.
Radiographie de groupe
Les étrangers présents en Bretagne (seulement 3% de femmes enregistrées), d’après son enquête prosopographique portant sur 2603 individus de 1364 à 1514, sont tout d’abord des Anglais (33%), des Français (29%), des Espagnols (15%) avant d’être des Italiens (6%) ou des ressortissants de l’Empire Germanique (6%). Ils ont principalement une activité maritime (40%), avant d’avoir un poste de diplomate ou d’officier (22%), ou encore une activité guerrière (20%). Le duché breton est pleinement inséré dans les échanges européens, entretenant des relations intenses avec les marins anglais des Cornouailles et les marchands espagnols de Galice ou de Biscaye, qui échangent laine et vin, tandis que les marchands de la Hanse viennent en convoi se procurer le sel de la baie de Bourgneuf. Les mercenaires étrangers sont également recrutés pour les besoins des guerres contre l’Angleterre ou la France. Les techniques militaires étant en pleine révolution, cela justifie qu'on paie jusqu’à trois fois plus cher les spécialistes étrangers de la fonte des métaux pour se mettre à niveay . L. Moal souligne bien que certains métiers sont difficilement classables parce qu’ils relèvent de plusieurs catégories à la fois : il faut donc garder à l’esprit que les pourcentages proposés ne sont que des tendances, d’autant plus que la documentation est hétérogène dans le temps et l’espace.
Cette radiographie de groupe explique qu’on localise ces étrangers plutôt dans les escales maritimes ou fluviales, les villes et les espaces frontaliers, les sites de pèlerinage, les lieux de passage et de « brassage », où l’on parle plusieurs langues, et où l’on s’associe volontiers au sein d’un même équipage ou pour une opération commerciale. Les stratégies d’intégration donnent lieu à de belles pages fort convaincantes : les acquisitions foncières des étrangers se concentrent dans la partie gallèse (à l’Est) où leur présence est plus forte, ou dans certains quartiers (Saint-Nicolas ou Sainte-Croix à Nantes pour les Espagnols), et si les mariages sont peu utilisés (en dehors des réseaux d’affaires des premières générations), la protection spirituelle et sociale permise par les parrainages et commérages est de rigueur chez les familles espagnoles en ascension, mais encore socialement fragiles. Des éléments identitaires sont toutefois conservés, la communauté espagnole disposant ainsi de sa propre chapelle desservie par un personnel hispanophone dans le couvent des Cordeliers de Nantes.
Néanmoins, le climat d’insécurité endémique catalyse « les comportements de crainte et d’hostilité » à l’égard des étrangers, la piraterie et les débordements des soldats étant craints quelle que soit leur provenance. Mais l’obligation faite aux habitants d’inspecter les forteresses côtières ou de faire le guet côtier pour parer à une éventuelle invasion ne répondent pas aux attentes des Bretons, pour qui cela représente une contrainte s’ajoutant à la pression fiscale. Ces situations peuvent donc conduire à faire des étrangers des boucs émissaires, accusés par les barons bretons de dévoyer la politique ducale, et par les marchands bretons de frauder et d’être des concurrents déloyaux, parce qu’exemptés de certaines taxes. Reste que la xénophobie est loin d’être l’attitude dominante.
« Le traitement de l’étranger par le pouvoir ducal » (L. Moal)
L. Moal examine ensuite l’angle diplomatique et institutionnel. Le lecteur peu familier de l’histoire bretonne sera heureux d’être parvenu à la moitié du livre pour voir expliciter le contexte « géopolitique » dans lequel s’insère la principauté bretonne. Une chronologie sommaire de quelques pages en annexe, voire un chapitre synthétique sur l’histoire du duché, n’auraient d’ailleurs pas été inutiles pour faciliter la compréhension générale de la thèse. Le duché breton fut véritablement pris en étau par les Couronnes anglaises et françaises, chacune instrumentalisant alternativement les velléités neutralistes de la principauté. Ainsi, les étrangers sont paradoxalement désirés pour leur richesse et leur compétence, mais craints lorsqu’ils peuvent permettre l’ingérence des puissances extérieures s’appuyant sur des oppositions internes.
La présence étrangère au sein des rouages institutionnels est stigmatisée, puisqu’elle remet en cause les fondements mêmes de la souveraineté ducale. Les officiers civils étrangers sont très peu présents , l’autonomie judiciaire est jalousement affirmée, même si les Bretons supportent l’occupation anglaise de Brest (1342-1397) ou l’influence française sur Saint-Malo. La volonté du duc de contrôler les nominations d’ecclésiastiques montre par ailleurs combien la principauté tient à son autonomie : puisque la Papauté romaine a besoin de ménager la principauté bretonne, qui s’est rangée sous l’obédience avignonnaise lors du Grand Schisme (1378) tout en entretenant des rapports amiables avec Rome, elle permet au duc d’écarter les nominations d’évêques qui ne lui seraient pas assez fidèles (à partir de 1453), et de percevoir les bénéfices des revenus temporels lors des vacances de sièges. A la « règle d’idiome » d’origine ecclésiastique – qui annule, pour des raisons pastorales, les nominations de prêtres ne sachant pas parler la langue (l’« idiome ») de leurs ouailles – le duché ajoute celle des « originaires », qui conditionne la nomination d’un évêque non originaire du duché à l’approbation ducale. On s’aperçoit ainsi que la fidélité au duc importe plus que l’origine géographique des étrangers.
L. Moal s’attache également à exposer la volonté tatillonne du duché de contrôler les étrangers en leur accordant des sauvegardes collectives, souvent complétées par des autorisations individuelles, qui permettent au passage – et c’est essentiel – de les identifier en tant qu’étrangers. Si ces protections visent à amortir les conséquences commerciales des guerres et à maintenir l’attractivité du duché, elles s’accompagnent rarement d’une exemption fiscale complète. Les étrangers sont en effet une source importante de revenus pour les ducs, mais aussi un moyen d’affirmer leurs prétentions régaliennes : en vertu du « droit de bris » que le duc parvient à monopoliser, les autorités ducales vendent aux étrangers des « brefs de mer » par lesquels le duc renonce à exercer ce droit, ce qui revient à les assurer contre un éventuel naufrage sur les côtes bretonnes.
Dans leurs relations avec le monde judiciaire, les étrangers peuvent être mis en difficulté, puisque le risque est de voir leur marchandise saisie par la justice, voire d’être emprisonnés pour être tenus à disposition des enquêteurs : puisqu’on ne peut pas compter sur la pression sociale, on fait directement pression sur leurs biens et leur personne. Dans les périodes d’insécurité, ils peuvent rapidement devenir des boucs émissaires rançonnables ou accusés d’être des empoisonneurs, mais aussi de véritables ennemis qu’on peut piller grâce à une « lettre de marque », par laquelle le pouvoir ducal légalise temporairement la vengeance privée contre une communauté particulière (« droit de représaille » utilisé dans le droit commercial).
Mais les étrangers ne sont pas forcément sans ressources, et l’historienne a davantage l’impression qu’une multitude de cas particuliers se juxtaposent, sans que l’on puisse forcément dégager l’existence d’une règle générale. Rien n’interdit en effet aux étrangers d’agir en justice (demander une enquête, se défendre et disposer de procureurs lors des plaidoiries), même s’ils ne peuvent pas témoigner. Bien plus, ils sont les agents et les utilisateurs de la centralisation institutionnelle à l’œuvre sous les Monfort : lorsqu’ils sont protégés par un statut (de marchand par exemple), les étrangers ont tendance à faire appel au conseil ducal pour pallier la tendance des juges bretons à défendre leurs compatriotes, et peuvent même bénéficier de juridictions spéciales, à l’instar de la juridiction consulaire mise en place lors du traité de 1430 avec la couronne de Castille .
Ainsi, pas plus qu’ailleurs les étrangers n’ont disposé d’un statut particulier en Bretagne. Tout est néanmoins fait pour les inscrire dans un cadre légal. Le pouvoir ducal et les étrangers s’appuient mutuellement pour renforcer leur position par rapport aux échelons institutionnels intermédiaires.
La figure de l’étranger dans les chroniques bretonnes
S’ils servent à renforcer la construction de l’Etat breton, les étrangers font également l’objet d’une « instrumentalisation idéologique » de la part des chroniqueurs bretons s’attachant à construire un véritable « nationalisme ». Ces chroniqueurs se placent dans une démarche ethnocentrique et, selon Laurence Moal, définissent les étrangers selon trois critères : l’extériorité (l’origine géographique ou le nom), la différence (de religion, de mœurs, de caractère – les Français beaux parleurs et inefficaces, contrairement aux Bretons –, ou d’apparence – les vêtements à la mode et les cheveux bien peignés pour les soldats français par exemple !), et surtout le danger qu’ils représentent pour les Bretons. Les chroniqueurs font montre d’une réelle « xénophobie intellectuelle » en présentant les étrangers comme des traîtres qui mettent en danger ceux qui les accueillent, en hypertrophiant le thème de l’invasion séculaire dont sont victimes les Bretons, et en diabolisant les hordes de barbares païens, ce qui permet de reconstruire le passé pour placer les ennemis conjoncturels (Français et Anglais) dans la lignée de ces tristes sires (l’accent mis sur l’envahisseur anglo-saxon renvoie au danger anglais). Les Bretons sont ainsi parés de toutes les qualités, et l’affirmation d’origines troyennes doublées d’une conversion précoce au christianisme permet de légitimer les revendications régaliennes du duc de Bretagne par une antériorité de la « monarchie » bretonne sur la monarchie française.
Il est toutefois regrettable que Laurence Moal n’ait pas toujours traduit dans son écriture les nuances qu’apporte son étude prosopographique et institutionnelle, lui permettant de constater que « la situation sociale ne correspond pas forcément au statut juridique et la vision de l’étranger par les populations n’est pas toujours celle développée par le pouvoir ducal qui répond à des logiques différentes » . Ainsi, il n’y a pas un étranger-type, mais bien des étrangers. Pourquoi intituler ce livre équilibré L’étranger en Bretagne et reprendre le terme d’étranger au singulier lors des passages synthétiques et conclusifs ? Pourquoi prendre le risque de l’essentialisation des catégories sociales et ethniques utilisées ? Le fait que L. Moal ait consacré une étude liminaire précédant sa thèse aux étrangers dans les chroniques, avant de se tourner vers d’autres sources, est certainement un élément d’explication . On aurait également aimé lire une proposition de chronologie synthétique des évolutions de la situation ou des comportements envers les étrangers.
Si les étrangers rendent plus lisibles les prérogatives du pouvoir qui les rejette ou les recherche , « l’Etat [breton] semble, moins qu’ailleurs, s’être construit sur le rejet de l’autre » , et la société n’est pas majoritairement xénophobe : seule une « hostilité de plume » des chroniqueurs subsiste. On est donc bien loin de l’âme bretonne éternellement repliée sur elle-même, n’en déplaise aux éventuels thuriféraires actuels d’Ernest Renan…