Au-delà d’un récit de la crise financière sans grande cohérence, une apologie du charisme managérial.

 Au comptoir du Crillon avec Jean-Marie

Quel intérêt à lire le livre de Jean-Marie Messier pour qui prétend de bonne foi progresser dans la compréhension de la crise financière ? Si tant est que vous soyez assez peu bienveillant envers J2M pour vous poser cette question au moment d’extraire le volume de son présentoir, la lecture de la quatrième de couverture vous décidera probablement de passer définitivement votre chemin. La première phrase affiche en majuscules : « Vivant et visionnaire. Tel est ce livre, indispensable pour comprendre la crise et savoir comment en sortir ». Jean-Marie aimerait introduire sa contribution, mais il n’arrive pas à contenir son ego au-delà du premier mot. L’ouvrage pourrait être un récit d’insider comme les autres, avec les forces et faiblesses du genre, mais il souffre de cette malformation congénitale de glisser constamment de la crise vue par à la crise ramenée à Jean-Marie Messier. Cela en fait un document d’une grande valeur biographique, mais présente le défaut de nuire gravement à la rigueur de l’analyse. Comment Jean-Marie Messier atteste-t-il par exemple son expertise ? Tout le monde le sait, la crise actuelle est celle de la « finance virtuelle » (p.49) aux mains de traders rendus à la fois incontrôlables et tout-puissants par la puissance d’Internet. Seulement, l’on se rend compte que les opérations totalement virtuelles qui ont lieu sur les marchés financiers se répercutent sur l’économie réelle. N’y aurait-il pas là une forme de convergence entre virtuel et réel ? Et puisque l’on parle de beaucoup d’argent, de gens puissants, de patrons dans le feu de l’action, d’Internet et pourquoi pas de convergence, qui de mieux placé que le prophète maudit de la convergence numérique tombé seul contre tous pour avoir eu « raison trop tôt » pour « élucider les faits les plus mystérieux » et « nous ouvrir les portes du monde de demain » ? Heureusement que cet homme providentiel a fait le choix du sacrifice personnel en quittant sa retraite pour offrir au public son analyse !
 
On l’aura compris, Jean-Marie Messier n’est pas avare de raccourcis discutables, pas plus que de métaphores plus sensationnalistes qu’explicatives (voir la propagation des déséquilibres financiers comme « effet sras »). Le livre oscille entre la conversation informelle avec un intime des grands de ce monde et le café du commerce, comme lors de tentatives désarmantes d’explication des réactions des gouvernements à la crise par les types nationaux ou les supposés caractères individuels (les Américains fier-à-bras, Angela Merkel psychorigide car est-allemande, Gordon Brown pragmatique, Nicolas Sarkozy « gaulois » et Vladimir Poutine « slave »). L’auteur n’est pourtant pas dénué de toute qualité littéraire. Il cultive remarquablement l’art du double sens : quand il évoque longuement les tribulations de Richard Fuld, patron de Lehman, autre vaincu superbe, ce n’est que pour mieux peindre en creux les affres de son injuste déchéance. Mais le flou artistique est si savamment entretenu que le lecteur en vient parfois à se demander si les dialogues rapportés, les anecdotes qui pourraient faire toute la valeur du témoignage ne relèvent pas tout simplement de l’affabulation. Jean-Marie Messier semble souvent se fantasmer dans les autres. Problématique quand l’on prêche le « retour au réel »…
 
Trop à son souci de captiver le lecteur, le récit de la crise reste largement une suite d’anecdotes et de focus sans fil directeur. De plus, malgré l’histrionisme assumé de l’auteur, qui ne prétend pas faire œuvre d’économiste et dont on peut attendre en retour quelque originalité, le gros du diagnostic ne tranche pas franchement avec l’air du temps. Retour donc à la question initiale : que retenir de ce livre, toutes considérations comico-psychanalytiques à part ?


 
Apologie du surhomme
 
Au-delà des positions explicitement défendues par Jean-Marie Messier, deux éléments font de ce livre un document intéressant.
Tout d’abord la tentative de décryptage de la crise actuelle par un acteur et victime de la crise précédente est l’occasion de s’interroger sur la capacité des hautes sphères du monde des affaires à tirer de ces épisodes les enseignements qui s’imposent. Sur ce point, quoi que l’on pense de sa pertinence, on ne peut que s’interroger sur l’audibilité du discours d’un auteur qui est aussi un acteur défait. Même s’il en rajoute dans le registre de la victime, il y a quelque chose d’intemporel dans la censure imposée aux perdants de l’histoire économique : vae victis, les perdants ont toujours tort et il n’y a aucune raison de penser qu’ils ont quoi que ce soit à apprendre aux gagnants.
 
Jean-Marie Messier prêche-t-il pour autant dans le désert ? Ce n’est pas si simple. S’il se complait en victime, il alterne avec le rôle d’éminence grise, de conseiller potentiel des hommes qui, derrière la bannière de son idole présidentielle, mettront fin à la dictature anonyme des marchés. Le « retour au réel », le bon sens dont Messier se fait le chantre consistent bien réhumaniser le fonctionnement de l’économie. Mais en un sens particulier : les hommes qu’il s’agit de remettre au centre, ce sont les grand patrons, les capitaines d’industrie et les inspecteurs des finances. Ce qui agace profondément Messier, c’est le manque de classe des responsables désignés du marasme actuel. Il n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser les traders à la Kerviel, ces « avatars » comme il les nomme qui dilapident des sommes faramineuses depuis un bureau sans charme de la Défense. Ce qui le désole, c’est leur totale absence de « vision industrielle à long terme ».
 
En réaction et en souvenir de son âge d’or, la solution implicitement dessinée est de remettre les clés de l’économie à de nouveaux visionnaires, en empêchant les marchés de mettre des bâtons dans les roues à leurs grands projets. Il faut reconnaître au livre cette originalité à l’heure où l’on parle beaucoup de retour de l’État de défendre le retour du conglomérat et de son patron tout-puissant.  Cette vision du monde fondée sur l’opposition du virtuel et du réel, de la spéculation financière et des réalisations industrielles, est très prégnante dans la lecture de l’histoire de la bulle Internet que nous propose l’auteur. Les marchés ont fait preuve d’une incroyable myopie au moment de l’éclatement de la bulle, en se retournant contre les titres qu’ils avaient élevé au pinacle : ils n’ont pas compris quel monde nouveau leur préparait une firme tel que Vivendi Universal, pas plus que les excellentes raisons de sa diversification tous azimuts. Eux qui avaient pourtant été dans un premier temps si intelligents en accordant inconditionnellement leur blanc-seing aux projets pharaoniques du gourou. Pour Jean-Marie Messier, les marchés sont utiles quand ils vont dans le sens des « véritables décisionnaires », et bons à jeter quand ils ont le malheur de les soupçonner de faire des erreurs, ce qui peut leur arriver, par excès d’ambition ou parce qu’ils font des erreurs comme tout à chacun. En résumé, on ne saurait trop dire dans quelle mesure les marchés financiers ont à apprendre de l’expérience d’un Jean-Marie Messier. Plus que Jean-Marie Messier n’a appris de son expérience des marchés financiers, espérons-le