Un ouvrage fondamental dans l'histoire de la réception et des grandes interprétations de la philosophie hégélienne.

Contrairement à ce que son titre laisse penser, Hegel et son temps. Leçons sur la genèse et le développement, la nature et la valeur de la philosophie hégélienne n’est pas une introduction à la philosophie hégélienne. Quelques précisions s’imposent afin d’établir le statut particulier de ce texte, paru en 1857, qui a joué un rôle fondamental dans l’histoire de la réception et des grandes interprétations du projet hégélien. En guise de leçons retraçant chronologiquement, pour ses étudiants et contemporains, les étapes de production de ce système, R. Haym cherche en réalité à liquider ses premières amours philosophiques, comme on réalise un inventaire avant destruction. En témoigne l’ambiguïté de la déclaration liminaire de la Première leçon: "Nous nous proposons de l’ensevelir dans un tombeau plus vaste qui l’immortalise davantage, de le conserver dans le grand édifice de l’histoire éternelle, de lui assigner une place, en vérité une place d’honneur, dans l’histoire du développement de l’esprit allemand."  Plus qu’une mise à distance, l’hommage est donc une véritable mise en bière, même si l’auteur, avec un respect scrupuleux qui brouille parfois les cartes de son rapport au philosophe, se fond dans le système au point d’en donner une présentation interne, strictement conforme à l’orthodoxie des concepts et à l’esprit du style hégéliens. Comme le montre, dans une longue et indispensable préface, Pierre Osmo, traducteur et éditeur de cette première édition française, la philosophie de Hegel, vingt-cinq ans seulement après sa mort, est devenue une sorte de pensée officielle qui identifie l’État Prussien à la réalisation historique des conditions nécessaires à l’exercice des droits individuels et, partant, de la liberté subjective (ces conditions relèvent de ce que l’on appelle désormais, au sens large, les institutions). Mais cette réalisation se confond avec le conservatisme et produit un effet de réaction politique contraire aux attentes émancipatrices des idées libérales du parti progressiste. Le point saillant de la relecture de Hegel par Haym consiste à juger le projet hégélien à l’aune de ses propres ambitions. Si c’est uniquement dans l’épreuve du devenir historique que l’Idée éprouve sa réalité et advient au savoir de soi, force est de constater que la philosophie hégélienne du droit et de l’État trouve sa vérité dans la constitution liberticide de l’État Prussien. La faute en incombe, selon Haym, à cette volonté si proprement hégélienne de clore le système du savoir sur lui-même et d’empêcher les acteurs de l’histoire de rester sensibles au surgissement de l’événement. Ainsi, au lieu de libérer les hommes, la philosophie hégélienne s’est-elle transformée en doctrine étatique qui, enfermée dans sa systématicité, n’est plus sensible à sa propre négativité : elle n’aperçoit pas les entraves aux progrès des libertés publiques dont elle est porteuse, à rebours de sa nature dialectique originelle.

Mutatis mutandis, Rudolf Haym est donc un penseur post-moderne avant l’heure, au sens où il s’insurge contre le risque tyrannique lié à la puissance de totalisation d’un grand récit, à la possibilité duquel il ne croit, historiquement, plus. Dès lors, l’œuvre de Hegel "n’est rien d’autre pour [lui] qu’une grande législation, issue de la conscience de son époque, dans le domaine de la science. Sa prétention à l’absoluité est du même ordre que la prétention de la lex regia de valoir, immuable, pour l’éternité.»

À l’occasion de cette parution, les spécialistes de Hegel ne trouveront certainement pas matière à renouveler l’approche de leur objet ; nul besoin d’être grand exégète pour deviner les torsions que Haym fait subir, ça et là, au texte hégélien. Mais, connaisseur comme profane, le lecteur sera avant tout captivé par la virulence du débat d’idées. Comme le suggère son titre, Hegel et son temps est d’abord le témoignage d’une époque, désormais bien révolue, pour laquelle les idées ont presque davantage d’importance que la qualité de l’air qu’on respire, où le sort de l’humanité dépend de ceux qui ont la charge d’en penser la destinée. Dans le sillage des soubresauts européens de la Révolution Française, Haym ne badine pas avec la mission spirituelle du professeur et du pédagogue. Il pense fermement que la philosophie peut transformer le monde – presque au même moment, tout juste sortie de sa jeunesse d’ "hégélien de gauche", Marx prétendra qu’elle n’a fait pour l’heure que l’interpréter. La pensée n’est pas un loisir, une option culturelle, ou simple matière à "débats". Son urgence revêt un caractère vital autant que moral, elle autorise à prononcer le crépuscule de l’idole si le sort de la liberté d’un peuple est en jeu. Rien que pour faire cette expérience anachronique, l’œuvre vaut d’être lue

par Mathias Roux.
 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.