Economie hétérodoxe rassemble une série d'articles de l'économiste John Kenneth Galbraith faisant se succéder sociologie du pouvoir, histoire des doctrines économiques, histoire des crises financières et critique du système politique américain. N'hésitant pas à affirmer des choix politiques progressistes, Galbraith intègre des données non prises en compte par les théories classiques, comme les relations de pouvoir ou encore le contexte historique des doctrines économiques

Décédé en 2006, à 97 ans, John Kenneth Galbraith est resté un des économistes les plus populaires depuis ses premiers écrits destinés au grand public. Le recueil de textes publié aux éditions du Seuil présente six textes récents (entre 1983 et 1996), un peu moins connus que ses principaux best-sellers (Le Nouvel Etat Industriel, L’Argent, etc.), mais qui permettent de donner un aperçu de l’étendue des ambitions et des intérêts de Galbraith. Dans le présent ouvrage, se succèdent une sociologie du pouvoir, une histoire des doctrines économiques, une histoire des crises financières, une critique du système politique américain et une présentation de ses propres espoirs politiques. Bien qu’on puisse regretter que le Seuil et Gilles Dostaler (qui préface le recueil) n’aient pas pris la peine de rafraîchir les traductions et de justifier le choix de ces essais plutôt que d’autres, cette édition est la bienvenue pour qui voudra explorer les doctrines de cet économiste hétérodoxe, ainsi que son érudition et son engagement politique, sans pour cela passer par ses classiques un peu plus datés.


Une sociologie du pouvoir au service de l'analyse économique

Dans tous ces essais, on est étonné par l’étendue des thèmes traités, mais aussi par la liberté de ton qu’il prend pour le faire. Ainsi, le premier texte, Anatomie du pouvoir (1983) ne tente rien de moins qu’une sociologie générale du pouvoir, puis son application à l’histoire de l’humanité ! Le choix n’est évidemment pas anodin : Galbraith reproche au courant dominant, l’économie néoclassique, de passer sous silence cette question en privilégiant l’étude de l’interaction d’une offre et d’une demande anonymes. Pour lui, au contraire, le pouvoir devrait être une partie intégrante de l’analyse économique, et ce thème court à travers les 1200 pages du recueil. En effet, là où l’économiste néoclassique prend le pouvoir de monopole comme une exception, Galbraith perçoit dans la seconde partie du XXème siècle l’avènement de la grande entreprise comme principal pouvoir économique et politique. Ce n’est plus le capital (c’est-à-dire les actionnaires) qui mène le jeu, comme le croyait Marx, ni l’entrepreneur au sens de Schumpeter   , mais les dirigeants des grandes entreprises qui fixent les prix et les salaires. Ainsi, parmi les trois instruments d’exercice du pouvoir : l’incitation, la dissuasion et la persuasion, et parmi ses trois attributs : propriété, personnalité et organisation, Galbraith explique que le conditionnement psychologique allié à la bureaucratie privée est devenu le mode prédominant de domination. Cela se matérialise dans les grandes entreprises qui se servent de la publicité pour façonner les besoins des consommateurs, tandis que les économistes     justifient cette domination au nom de la doctrine de la « libre concurrence ». Mais finalement, ce qu’on retient de cette étude, c’est justement l’imprécision de ce que l’auteur nomme « persuasion » ou « conditionnement ».  De nombreuses études sociologiques nuancent l’affirmation que la publicité aurait une puissance autonome, tandis que la « technostructure » des managers des grandes firmes, si elle a pu exister à un moment, a été remise sous l’autorité des actionnaires depuis la libéralisation financière des années 1980. Sur un plan plus abstrait, dans l’analyse des formes de domination, Galbraith est allé moins loin que les sociologues comme Max Weber dont il tente de prolonger le travail.


Des analyses approfondies qui mettent l'économie en perspective

L’alternance entre la séduction exercée par le style extrêmement agréable, les passages brillants   , la critique acerbe des idées reçues d’une part et des analyses trop rapides qui peinent à convaincre le lecteur, avec parfois une pointe de mauvaise foi d’autre part, se retrouve un peu partout dans ces essais.

Ainsi, dans L’Economie en perspective (1987), il retrace de manière énergique 2000 ans de pensée économique (pour ma part, la lecture de 300 pages sur ce sujet passa rarement aussi rapidement), de l’Antiquité à nos jours, en la mettant dans son contexte historique, car pour lui : « les théories économiques ne peuvent être analysées efficacement si l’on fait abstraction du monde qu’elles prétendent interpréter » (p. 202). Rien de plus agréable, par exemple, que sa description de la révolution keynésienne, qu’il a vécue de l’intérieur (il était commissaire au contrôle des prix pendant la guerre) : pour lui, elle se caractérise avant tout par l’ascension des économistes au centre des rouages du pouvoir rooseveltien à la fin des années 1930. Pétris de l’idée que l’Etat détient les solutions à la crise des années 1930 (Galbraith parle de « la force créatrice de la Grande Dépression » sur la pensée économique), ils lisent la Théorie générale de Keynes comme un manuel de retour au plein emploi. Ce chapitre permet par ailleurs de retrouver des auteurs de références atypiques (comme A. Berle et G. Means) chers à cet hétérodoxe qu’était Galbraith, tandis qu’il reconnait à l’un de ses principaux adversaires, d’ailleurs mort la même année que lui, Milton Friedman (qui a tout de même écrit un Contre Galbraith en 1977 !) qu’il « a peut-être exercé le plus d’influence durant la seconde moitié du vingtième siècle ». Se terminant à la fin des années 1980, le livre est pessimiste quant au futur de la théorie économique, certaines raisons étant valables (conformisme, mathématisation à outrance et prise en compte insuffisante des autres sciences sociales), d’autres beaucoup moins : il manque le « tournant empirique » qu’a pris l’économie au début des années 1990, ainsi que les nombreuses théories de la firme qui n’oublient pas les rapports de force entre managers et actionnaires.

D’autres essais sont réjouissants, comme sa Brève histoire de l’euphorie financière (1992) qui décrit avec beaucoup d’humour les emballements collectifs récurrents à chaque bulle boursière, avant que le crash ne tourne à l’hystérie (jusqu’à la bulle d’octobre 1987, qu’il avait anticipée). Même jubilation dans La République des satisfaits (1992), qui s’en prend avec bonheur aux idées reçues du système politique américain. Deux traités plus sérieux concluent l’ouvrage, avec une histoire économique du XXème siècle (Voyage dans le temps économique, 1994) et une sorte de manifeste politique progressiste affichant ce que sont pour lui les principes d’une société bonne, à la manière des auteurs antiques (Pour une société meilleure, 1996), ce dernier chapitre étant d’un niveau plus faible que les précédents. Pour compléter ce parcours intellectuel, les mémoires de Galbraith, publiées en 1983 et rééditées l’année dernière aux éditions de la Table Ronde, compléteront parfaitement le portrait d’un intellectuel parfois irritant par son arrogance mais toujours talentueux et iconoclaste.