Le documentaire radiophonique est un genre malheureux. Exigeant une écoute soutenue, peu de radios lui accordent une place : il est rare. Parce qu’il ne dure que le temps de son émission, il est trop éphémère pour qu’on en parle et sombre souvent dans l’oubli aussitôt après. Pourtant, pour peu qu’on en use avec sérieux, il est le lieu d’un déplacement essentiel, où les paroles, plutôt que d’être commentaires ou opinion, deviennent voix, sédimentation d’un vécu, où les sons se muent en traces sonores, où le temps passe comme un temps musical, en rythme - respiration ou développement. Qu’il soit séquence sonore continue, qu’il soit montage où s’articulent échos, résonances ou écarts, il procède à une découpe et à une reconfiguration sensible de la réalité dont il traite : il donne naissance à une forme et, d’une certaine manière, fait œuvre au même titre qu’un documentaire cinématographique. Ils sont un certain nombre sur la webradio d’Arte ou sur France Culture à donner à ce genre ses lettres de noblesse.

Sur France Culture, Michel Pomarède est de ceux-là. Il procède par le montage – montage d’archives et d’interviews qui s’entrecroisent et se prolongent comme autant de leitmotivs. On peut citer sa série sur Hiroshima et Nagasaki ("Hiroshima, le souffle de l’explosion", diffusée durant l’été 2005 en commémoration de la bombe) où tentant de capter la mémoire de l’événement à travers les témoignages autant littéraires, photographiques, militaires, médicaux que ceux oraux des derniers survivants, il affecte chacun des épisodes de la série d’une onde de choc : celle produite par ce moment de blanc de la mémoire, par ce point aveugle de la perception, brèche de tous les récits tentant de dire l’expérience vécue qui échappe à toute possibilité humaine d’expérience. Comme pour en poursuivre toutes les répercussions, il décline cette défaillance de l’expérience et du discours sous toutes les formes dans lesquelles elle s’est cristallisée : suspens entre explosion lumineuse et explosion sonore, blocage sensible chez les victimes juste après le choc, mais aussi silence observé par le Japon sur l’événement, silence politique, signe autant de la honte d’un Japon vaincu que d’un malaise politique dans un Japon amené, après sa défaite, à collaborer avec les États-Unis.

On peut également évoquer la série "Indépendance ! Une histoire des décolonisations", que Michel Pomarède a réalisée l’été dernier. Confrontant la parole des Africains aujourd’hui aux discours à l’origine des mouvements d’indépendance, c’est en produisant des voix hybridées, entre paroles d’archives et paroles actuelles, des timbres altérés par le choc du resurgissement intempestif du lyrisme panafricaniste d’un Lumumba au Congo, d’un Nyerere en Tanzanie ou d’un N’Krumah au Ghana, qu’il fait renaître, le temps d’une prise de parole, l’espoir dont furent porteuses les histoires des indépendances des colonies africaines, françaises, belges, anglaises ou portugaises.

Mais en Italie le travail de Michel Pomarède est tout autre. "À quoi sert l’Italie ?", c’est avec cette question aussi désarçonnante que provocatrice, qui reprend le titre d’un livre collectif paru à La Découverte il y a une dizaine d’années, que Michel Pomarède a tendu son micro de Turin à Naples en passant par Bologne et Rome sur fond sonore de bande FM. Les radios libres sont apparues en Italie au milieu des années soixante-dix. Elles furent à la fois le lieu d’une libération de la parole et le médium qui permit la diffusion dans le reste du pays des mots d’ordre du mouvement des Autonomes parti de Bologne.  Il y a des sons qui ont une histoire et d’autres qui surgissent de l’amnésie. Trente ans plus tard, Michel Pomarède nous fait entendre ce qu’elles sont devenues : une suite stridente et discordante, informe ou uniforme – ça revient au même – de sons qui ne sont plus porteurs d’aucun autre message que commercial. Un broyeur. On passe de manière abrupte, heurtée mais dans une parfaite indifférence, de la chanson populaire italienne, à l’information ou au spot publicitaire. Et lorsque Franco Berardi, dit "Bifo", philosophe et fondateur en 1977 d’une des premières radios libres, "Alice", expose son credo en une articulation de la philosophie et de la communication, on prend conscience à quel point son discours a perdu toute portée subversive voire s’est peut-être retourné contre lui-même. Michel Pomarède traverse l’Italie du nord au sud comme on traverse la bande FM : d’une ville à l’autre, ça scratche. On passe de l’opposition entre la Juventus et Il Torino qui scinde Turin comme le capital la partage en riches et en pauvres (et cela d’autant plus violemment que la crise frappe et Fiat et les pauvres de la ville), à la contestation étudiante contre la réforme de l’université à Bologne. On passe de la montée d’un nouveau fascisme qui donne à Rome un visage plutôt sinistre, à Naples où se superposent ruines grecques et romaines, vestiges d’une occupation espagnole passée et... poubelles. Seule transition : la crise politique et les crimes racistes, présents certes partout, mais surtout à Rome et à Turin.

"À quoi sert l’Italie ?" : "a fabriquer des chaussures", "à faire de la mozzarella", lui répond-on parfois. Mais, au fond, ils sont peu nombreux à avoir une réponse. Plutôt que d’en apporter une, Michel Pomarède donne à entendre, au fil des émissions, d’insolites résonances qui reconfigurent étrangement les lignes de partage classiques : aux discours sociaux d’une ancienne militante syndicale de Fiat répondent ceux, non moins sociaux, d’une association néo-fasciste romaine, Casapound. Aux désespérances politiques des étudiants de Bologne, qui se mêlent à leurs espérances de jeunesse, font écho le désespoir de cinéastes napolitains qui, dans l’espoir de révéler une autre vision de Naples, fatalement, sont retombés sur ses clichés. Les Roms de Rome avouent ne pas plus redouter la mairie de Gianni Alemano dont le projet est de "nettoyer" Rome de ses immigrés entre autres, que la mairie précédente, de gauche pourtant. Si bien que, peu à peu, au fil des émissions, une autre interrogation émerge : que reste-t-il de l’Italie qui, sans doute parce qu’elle a été un laboratoire d’expérimentations politiques, tant à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche, a nourri tant de rêves ? Pour finir, la question est reformulée une ultime fois : "Que peut-on attendre d’un pays qui a la forme d’une botte ?" À cela il y a une réponse, et c’est un vieux napolitain qui la donne : "Qu’il marche !" À l’issue de ces quatre émissions, subitement, cette boutade prend un sens sinistrement ambivalent.

C’est dans les rêves du passé que se forgent les utopies présentes, disait Walter Benjamin. Si, dans ses documentaires précédents, en traversant l’Afrique et le Japon, Michel Pomarède a restitué, à travers un travail de mémoire, l’étincelle d’espoir qui a traversé un jour les contemporains, en Italie, il témoigne de l’ensevelissement de la mémoire et de la décoloration de tous les espoirs passés. Sans doute traduit-il là un état des lieux.


 À écouter :

- "À quoi sert l’Italie ?" par Michel Pomarède et François Teste, du lundi 9 au jeudi 12, à 16 h, sur France Culture. Il est possible de réécouter les émissions pendant une semaine sur www.franceculture.com.