La première étude entièrement consacrée à deux des drames les plus riches d'Hugo, un outil de travail précieux pour certains, une lecture utile pour tous.

Dans son dernier ouvrage, De flamme ou de sang, Sylvain Ledda nous propose un parcours thématique sur la “bilogie” que constituent Hernani et Ruy Blas, réunis dans le cadre du programme de l'agrégation de Lettres modernes 2009. L’événement s’inscrit donc tout particulièrement dans l’actualité universitaire et éditoriale, une politique que privilégie à juste titre l’éditeur, les Presses universitaires du Mirail, dont le travail, remarquablement en phase avec l’évolution récente de la recherche et des concours, est à souligner   .

Sylvain Ledda est spécialiste du théâtre des années 1830 et maître de conférences à l’université de Rouen. Membre du Centre d’Études et de Recherches “Éditer-Interpréterˮ   , il a publié Des feux dans l'ombre (Champion, 2008), consacré à la représentation de la mort sur la scène romantique (1827-1835), thème sur lequel il centre ses travaux. Également spécialiste de Musset, il vient de codiriger la magistrale Anthologie du théâtre du XIXe siècle (L'Avant-scène, 2008). S. Ledda revient dans le présent ouvrage sur l’univers hugolien par lequel il est de toute évidence passionné, ainsi que le suggère l’éclatant titre choisi. Il se propose de présenter ces deux chefs-d’œuvre du théâtre dans une perspective essentiellement monographique. L’originalité première de cet ouvrage réside en effet dans le parti pris de n’aborder que ces deux pièces l’une par rapport à l’autre, avec quelques précieuses incursions dans le reste de l’œuvre (théâtrale) d’Hugo et à l’aune d’une sélection pertinente opérée dans le répertoire théâtral classique et romantique.

Extrêmement pédagogique et efficace, l’ouvrage peut être présenté tout à fait légitimement comme la première analyse entièrement consacrée aux pièces Hernani et Ruy Blas. Les travaux les concernant avaient tous été effectivement plus ou moins élargis à un parcours global de la production théâtrale hugolienne, avec, il est vrai, des réflexions souvent très pertinentes sur nos deux drames : comme en témoigne la pensée fondatrice d’Anne Ubersfeld dans Le Roi et le Bouffon    et le travail inlassable des membres du Groupugo, parmi lesquels on pourra citer F. Naugrette   , sur le théâtre notamment (préface).

Le parcours s’organise en quatre temps : une première partie, intitulée “pleins feuxˮ, éclaire le contexte de création et de représentation des deux pièces à plusieurs niveaux ; la deuxième partie, centre névralgique de l’ouvrage en raison de la dimension quasi systématiquement inédite et de la grande pertinence des analyses et dont le thème réunit précisément les deux drames, se penche sur le motif espagnol dans les deux pièces ; une troisième partie s’intéresse à leur dimension historique dans ce qu’elles cristallisent les tensions d’une crise de l’Histoire aux yeux et sous la plume de Hugo ; l’analyse s’achève sur une partie consacrée à la dramaturgie hugolienne et aux traits saillants de sa théâtralité. “Aussi, la démarche globale qui est adoptée est-elle celle de la confrontation, de la comparaison même si dans certains cas une approche distincte s’impose.” Et l’auteur de formuler les grandes perspectives de son interrogation : “Dans quelle mesure Hernani et Ruy Blas proposent-ils une nouvelle formule théâtrale ? En quoi renouvellent-ils les notions de mimésis et de représentation ? Quelles formules dramaturgiques inventent-ils ?ˮ Le projet tend dès lors à dépasser la seule “conjoncture liée aux nécessités de l’institution universitaire”, rapprochant les deux pièces “selon une logique d’histoire littéraire et de proximité esthétiqueˮ.

Le premier temps s’attache à poser les grandes axes de compréhension du contexte littéraire, politique et historique de l’époque en mettant en avant l’évolution fondamentale qui sépare les deux pièces, soit entre 1830 et 1838, l’avant et l’après “Juillet 1830ˮ. Les grands enjeux sont ainsi dégagés de façon à mettre en avant l’audace d’Hugo, ses succès et ses limites à l’égard d’un régime qui dirige étroitement la scène parisienne. Un peu hétéroclite, cette première partie permet toutefois de saisir l’inscription du théâtre d’Hugo et plus spécifiquement des deux pièces étudiées dans une période de l’histoire de France de plus en plus négligée ou oblitérée par les programmes scolaires, et dans une période de la vie de l’écrivain à laquelle l’exil et le retour d’exil font toujours de l’ombre. S. Ledda joint aux repères historiques dégagés des analyses du contexte littéraire et théâtral autour d’Hugo et dans l’écriture hugolienne même, un peu à la manière d’A. Ubersfeld, mais il oriente ses propos vers la spécificité du corpus sélectionné. Il met en œuvre les grands principes de 1827, tirés de la préface de Cromwell : abandon de l’unité de lieu et de temps, légère modulation de l’unité d’action, présence du sublime et du grotesque aux moments décisifs de la fable, conception qui envisage le théâtre comme “point d’optique”. Toutefois, Hernani va plus loin dans la distorsion des unités de temps et de lieu que Ruy Blas, davantage proche de la tragédie classique au premier abord et sur ce point. Alternent en effet les tonalités burlesques et sérieuses faisant ressortir la tourmente de l’individu broyé par l’Histoire en crise et pour laquelle il est grandement responsable. Les deux drames se singularisent par conséquent du modèle initial et programmatique de 1827 dans Cromwell, drame non joué    .

La deuxième partie est très certainement l’élément le plus intéressant de l’ouvrage de S. Ledda. Dans ce chapitre consacré à “l’Espagne d’Hernani et de Ruy Blas : vérité, fiction, miroir”, l’auteur revient sur la genèse et l’utilisation de la “couleur localeˮ, théorisée et systématisée par les Romantiques à partir de B. Constant dans son adaptation de Schiller (Wallstein, en particulier). L’Espagne n’est pas un simple décor, elle est métamorphosée par Hugo en un espace imaginaire signifiant, voire emblématique des deux pièces et de leurs problématiques. S. Ledda analyse, en lien avec son premier temps, l’enjeu du transfert des questions politiques et historiques de la France des contemporains d’Hugo ou des grands moments des siècles passés (Louis XIII dans Marion Delorme…) dans l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles. Détournant par là toute lecture strictement référentielle de la France des années 1830, Hugo tente aussi de conjurer toute limitation de la lecture de ses pièces à l’horizon contemporain même plus large. C’est pourquoi les deux drames ne sont pas non plus strictement ancrés dans le contexte espagnol des années du règne de Charles Quint ou de Charles II. C’est une “histoire en crise” que le dramaturge cherche à problématiser ici, une Histoire au sens collectif mais aussi individuel du terme : Hugo entretient en effet un rapport privilégié et complexe à ce pays et à ses “valeursˮ. On soulignera donc avec S. Ledda la connaissance toute personnelle d’Hugo de l’univers espagnol, qu’il s’agisse du séjour familial effectué pendant l’enfance ou des lectures précoces et passionnées du jeune garçon.

L’Espagne cristallise les tensions de la famille Hugo (séparation ultime des parents, séparation des fils de leur mère, envoyés au collège royal par leur père pour parfaire leur éducation, plus tard, réminiscences du séjour et de la complicité avec le frère perdu, thème central dans le drame de 1838) et les bonheurs littéraires à travers l’enthousiaste découverte de Calderón, de Lope de Vega ou de Cervantès. S. Ledda revient ainsi sur les sources d’Hugo (plus historiques que littéraires dans Ruy Blas) et sur l’emploi qu’en fait le poète des Orientales déjà marquées par cette atmosphère espagnole. Hugo canalise de fait l’influence baroque de ses prédécesseurs mais en exploite les thématiques dans l’économie de son projet (peu de mise en abyme caldéronnienne, par exemple, mais un grand sens du motif du miroir dans une perspective dramatique et dramaturgique…). S. Ledda souligne notamment l’importance essentielle des lectures espagnoles d’Hugo, dont l’esthétique et la poétique imprègne, plus qu’on ne pouvait l’imaginer de prime abord, son écriture. Hernani et Ruy Blas apparaissent à bien des niveaux proches des comedias du Siècle d’or (motifs du romancero, thème de l’identité…) ou du grotesque espagnol de Cervantès et de l’hidalgo (par exemple, le personnage de Guritan).

La découverte de la légende du Cid et l’admiration pour Corneille, le plus hispanisant des auteurs français et le “classiqueˮ le plus proche de l’univers hugolien, prennent dès lors un relief tout particulier. L’esthétique espagnole fonde donc une vision esthétique mais aussi politique et historique de l’Histoire : “Une telle imprégnation outrepasse largement le similor de la couleur locale” ce par quoi Hugo se distingue d’un Dumas ou d’un Delavigne ; l’Espagne “excède toute définition restreinte de la couleur locale (…) comme simple artefactˮ. Hugo rejette par conséquent une esthétique qui “confinerait au kitsch (c'est-à-dire à l’imitation servile et banalisée par le cliché) [et] défend l’idée selon laquelle la couleur locale doit être un travail poétique de premier plan”. Le costume de dona Josefa (I, 1, Hernani) est décrit avec un souci quasi maniériste et obsessionnel, or “de toute évidence, le détail de costume n’a pas [seulement] une fonction décorative, il inscrit au contraire l’intrigue dans une histoire en marche qui, tout en fossilisant le personnage dans une costume démodé, crée une forte dynamique d’intrigueˮ et rappelle par contraste l’énergie des “forces” qui vont, Hernani ou le retour du passé et du refoulé   ou Don Carlos, futur empereur et incarnation précisément de l’avenir d’une Europe unie et puissante, héritière de la gloire de Charlemagne.

Le discours historique constitue logiquement la suite du parcours proposé dans un troisième temps. S’y énonce la vision traumatique d’Hugo, marqué par les “vertigesˮ de l’Histoire et par la crise que traverse son siècle depuis 1789 et l’épopée napoléonienne achevée dans la “morne plaine” de Waterloo. S. Ledda revient sur la transfiguration de l’Histoire à travers les personnages des grands hommes, à partir de la belle étude de F. Laurent   . Il y analyse la confrontation entre Charles Quint et Charlemagne et le devenir de Don Carlos, roi d’opérette métamorphosé en un nouvel Auguste cornélien (Cinna). Le propos se prolonge par l’étude des motifs ayant trait à la rupture entre un univers marqué par le système féodal et ses valeurs proches de “l’honneur castillanˮ de Don Ruy et de Ruy Blas (dans une approche distincte), opposé à la corruption qui envahit le lexique et les situations (Don Ricardo auprès de Don Carlos ou les ministres entourant Ruy Blas). Miroir des années 1830 et des affres monarchiques, les deux pièces proposent une vision, voire une philosophie de l’Histoire par delà la seule contemporanéité.

La dernière partie développe la dimension spectaculaire de l’esthétique et thématise les caractéristiques de sa dramaturgie autour de la discontinuité d’une “formule hugolienneˮ par rapport à Aristote, aux classiques, aux néoclassiques (cible principale de ses provocations) et même par rapport aux romantiques. Tonalités, emplois, intrigue… : c’est l’ensemble du dispositif de la théâtralité qu’Hugo se réapproprie où celui-ci “met en image le potentiel spectaculaire du conflit qui émerge”, par exemple. Un deuxième point, consacré au personnage et à la crise traversée par le héros romantique, permet de revenir sur un certain nombre de poncifs liés à la simplification et souvent à la mauvaise compréhension de l’histoire littéraire française traditionnelle et ancienne de la complexité du personnel dramatique romantique, le passage sur la luminosité des personnages de femmes, contrepoint des emplois masculins sataniques et idéalistes, est appréciable. Une dernière approche situe la dramaturgie hugolienne dans l’onirisme et le spectaculaire, en adoptant en particulier la représentation de la mort comme sublimation du héros et de son échec.

Au terme de cette démonstration, on regrettera peut-être l’absence de documents graphiques pour la mise en scène ou les costumes, ou le peu d’analyses consacrées à cet aspect ou aux nombreuses reprises de ces deux grands chefs d’œuvre. Cet ouvrage donne un peu trop l’impression de rester dans sa portée scolaire et littéraire (et moins visuelle, ce qu’implique pourtant le genre). Enfin, quelques points de réflexion inédits sont abordés (les femmes dans les drames d’Hugo, l’image de la reine dans Ruy Blas…) sans être autrement développés, alors que d’autres éléments plus connus le sont davantage. S. Ledda parvient cependant et surtout à faire (re)découvrir deux pièces emblématiques du répertoire français grâce à une analyse soucieuse de combattre les idées reçues de l’histoire littéraire et d’une réception “superficielleˮ des choses. Son propos est précis, cohérent et très bien organisé : on soulignera à ce sujet la grande pertinence des titres qui permettent de saisir d’emblée la structuration de l’exposé et dont le caractère pédagogique est tout à fait opportun dans l’optique universitaire présentée au début de l’ouvrage. La progression et l’extrême rigueur de cette architecture d’ensemble au niveau des grandes parties et des sous-parties offre une vision dense et exhaustive des deux pièces sans perdre le lecteur amateur dans les méandres des analyses des spécialistes et sans répéter les “acquis” du plus fin connaisseur d’Hugo. La bibliographie est fournie et s’adapte à tout type de lecteur. De quoi ressortir “tout feu tout flammeˮ de cette belle lecture